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Le “registre d’observations” que tint Victor Hugo à Guernesey en 1856 restitue les expériences spirites
du poète “voyant de l’invisible” : visions, tables tournantes… Le carnet intime avait été retenu par les
exécuteurs testamentaires pour ne pas desservir la mémoire du poète. Et parmi les huit lettres de Proust
proposées ici, celle adressée le 15 juillet 1919 au fils de l’actrice Réjane, Jacques Porel, ne manque pas
de sel. Installé dans l’appartement de la rue Laurent-Pichat que lui sous-louait l’actrice, le romancier se
plaint du “boucan” de l’immeuble : “
Les voisins dont me sépare la cloison font l’amour tous les deux jours
avec une frénésie dont je suis jaloux
”…
Enfin, au chapitre des manuscrits, l’ensemble de 47 lettres adressées par Guy de Maupassant à la
comtesse Potocka constitue une révélation : totalisant plus de 120 pages, cette extraordinaire confession
autographe de l’écrivain à son égérie fourmille de réflexions littéraires et intimes, d’impressions de
voyages ou de notes philosophiques, en même temps qu’elle se fait l’écho de la lente descente aux enfers
du romancier bientôt gagné par la folie.
Les livres de peintres de la fin du XIX
e
et du XX
e
siècle occupent une place de choix : Édouard Manet
(l’exemplaire du
Corbeau
de 1875 est impeccablement relié par Jean de Gonet), André Masson, Hans
Bellmer, Jean Fautrier, Pablo Picasso, Juan Miró, Edgar Tytgat (rare exemplaire de son premier
Petit Chaperon rouge
au format grand in-folio, édité à 15 exemplaires seulement à Londres en 1917),
Paul Jouve, Raoul Dufy (10 aquarelles originales illustrant
La Chatte
de Colette), André Derain (cinq
livres illustrés par lui, dont
Le Nez de Cléopâtre
magistralement relié par Rose Adler), Geneviève Asse,
Marcel Duchamp (
La Mariée mise à nu
), Maurice Denis, Henri Matisse (cinq livres illustrés dont les
Poésies
de Mallarmé et le
Florilège des Amours
de Ronsard), Joseph Sima, Wols, Juan Gris…
Plus curieux,
L’Homme et son désir
de Paul Claudel, dont le texte autographe a été illustré par Audrey
Parr en 1917 au Brésil : il se présente sous la forme d’un accordéon de plus d’un mètre cinquante de long.
Un des charmes de la collection de livres tient au jeu des dédicaces et des provenances – entre “passages
d’encre” et généalogie des exemplaires.
Ainsi, si l’édition originale des
Discorsi e Dimostrazioni matematiche
de Galilée (Leyde, 1638) a trouvé
place dans la bibliothèque de Jean Bonna, ce n’est pas seulement par goût des livres fondateurs, mais
encore en raison de l’exemplaire – celui de dédicace, somptueusement relié pour le comte François de
Noailles. Reliure exécutée par Le Gascon en maroquin, entièrement recouvert d’un décor “à la fanfare”
doré à petit fer. Non seulement le plus bel exemplaire connu de ce livre mais, sans conteste, l’une des
plus exceptionnelles “association copies” qui se puissent rencontrer, à laquelle on peut comparer le
Fuchs en couleur du président de Thou (bibliothèque Pierre Bergé) ou les
Principia
de Newton annotés
par Leibniz (Fondation Martin Bodmer, Genève).
C’est cette idée d’
association
qui confère tout leur relief aux dédicaces inscrites par les auteurs en tête de
leurs ouvrages. Ainsi Bloy adressant à Rachilde
Sueur de sang,
son recueil très noir consacré à la guerre
de 1870, inscrit-il cette formule lapidaire : “
Voici la gueule du Monstre
.” L’ancien élève du lycée de
Rouen expulsé pour indiscipline offre, quant à lui, sa
Madame Bovary
fraîchement imprimée avec cette
savoureuse dédicace : “
à mon ami Mr Dainez, mon ancien professeur de mathématiques, le plus dévoué et
le plus âne de ses élèves, Gustave Flaubert.
” Et quand, en 1922, Paul Valéry transmet à André Gide son
recueil
Charmes
, il inscrit : “
Que diable veux-tu que je mette ici ? Tante cose !
” – tant de choses, en effet,
reliaient ces deux
contemporains capitaux
!
Les deux envois les plus émouvants de cette collection sont sans contredit ceux inscrits par Jorge-Luis
Borges sur ses deux premiers livres,
Fervor de Buenos Aires
et
Luna de enfrente
, car ils s’adressaient à
Maurice Abramovicz, l’ami de toute une vie. Ils se rencontrèrent sur les bancs du lycée Calvin à Genève
et ne se quittèrent jamais vraiment. A la fin de sa vie, après la disparition d’Abramovicz, Borges lui
dédia un texte dans
Les Conjurés :
“Cette nuit, je peux pleurer comme un homme, je peux sentir les
larmes, car je sais que sur la terre pas une chose n’est mortelle et que chacun projette son ombre.”
Les ombres projetées par les livres des auteurs disparus, mises en scène par le bibliophile, témoignent
d’une vie que rien n’interrompt et qui se transmet, de collectionneur à collectionneur. Et si cette fête de
l’esprit, ce bouillonnement des livres était, au fond, la meilleure définition de la bibliophilie ?
*Les deux volumes consacrés au XVI
e
siècle viennent de paraître. Ils s’ajoutent aux trois volumes précédemment parus
consacrés aux XVII
e
et XVIII
e
siècles.