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Je me méfie du raisonnement. Je ne cherche qu’à retrouver au plus profond de moi-même, les instincts que la vie superficielle,
les conventions, arrachent de tous les êtres. L’art n’est pas communiste, l’art est individualiste, comme l’amour, ou alors
c’est l’école, le cubisme, le bordel. Je regarde toujours la nature avec mes yeux d’enfant
[…]
On ne flirt
[sic]
pas avec la
nature, on la possède, il faut entrer dedans. Je me rappelle un matin d’été j’avais douze ans. J’étais accompagné de mon
père. Nous suivions un chemin qui allait à travers la plaine. Toute la plaine n’était qu’un seul champ de blé et les épis
dépassaient ma tête. J’ai encore aujourd’hui la sensation de cette immensité dorée avec des fleurs où des mouches
bourdonnaient
[…]
Chaque fois que je regarde un champ de blé je revois ce matin-là.
Sur les pages suivantes, il égrène ses souvenirs à Chatou, Bougival, Carrière-sur-Seine, traduisant admirablement par les mots ce
qu’il représenta sur les toiles de sa période fauve :
Je revois le pont de Chatou couvert de neige, avec les voitures de maraîchers
et le pas lourd des charretiers
[…]
La plaine de Nanterre étouffée dans le blanc et le gris... Les côteaux de Carrières ensoleillés
dans le printemps avec les alouettes qui chantaient dans le ciel clair. Les dimanches où, sans un sou dans ma poche, je ne savais
ce qui me faisait le plus souffrir, ou les voix des femmes qui passaient en canot, ou les peupliers sombres se silhouettant dans
l’eau, ou la sirène du remorqueur noir...
[…]
Le bateau-lavoir au bas du pont de Chatou avec des laveuses et le bruit des battoirs,
le chemin de halage, les files de péniches et les débardeurs courant avec des planches. J’entends mon père me dire en me regardant
d’un air découragé : - Tu ne gagneras jamais de quoi acheter du sel pour mettre dans ta soupe ! Un autre jour, il y a de cela vingt-
cinq ans, sortant de voir une exposition de Vincent Van Gogh, rue Laffitte
[en 1901, chez Vollard],
j’avais l’âme bouleversée et
une envie de pleurer de joie et de désespoir. Ce jour-là, j’aimais mieux Van Gogh que mon père
[…]
Je connais des huttes de
bûcherons dans les bois d’Hédouville, des cabanes de carriers dans la vallée de l’Oise, des vieux murs lavés par les pluies.
C
E TRèS BEAu TEXTE CONSTITuE SANS DOuTE LE MEILLEuR COMMENTAIRE POSSIBLE AuX CéLèBRES TOILES DE LA BANLIEuE
PARISIENNE PEINTES DE SA PéRIODE FAuVE
.
Manuscrit ayant servi à l’impression en revue.
Papier légèrement jauni.
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