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les collections aristophil
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SAINT-EXUPÉRY Antoine de
(1900-1944) aviateur et
écrivain.
MANUSCRIT autographe, [
Sur le chef dans la société
,
vers 1940] ; 4 feuillets in-4 écrits au recto sur papier pelure
américain filigrané
Esquire Onion Skin
, avec foliotation
postérieure au crayon violet 0424-0427 (petites traces de
rouille).
3 000 / 4 000 €
Réflexion sur le concept de chef
.
L’auteur développe le même concept du chef que dans
La Morale
de la pente
(Pléiade, II, p. 29-30), mais avec un développement très
diÀérent. Ici, c’est un texte en forme de réponse sur la place et le
rôle du chef dans la hiérarchie militaire et par extension dans la
société humaine et sociale. Comme dans
La Morale de la pente
,
l’auteur commence par définir ce que doit être un chef. Il dénonce
l’image stéréotypée, convenue, de ces hommes dirigeants, ministres,
gérants, etc. fumant des gros cigares. Une fois établie la définition
du chef, Saint-Exupéry se demande s’il ne s’agit pas d’un mythe.
« Est-il souhaitable qu’il s’en trouve et qu’ils puissent agir ? » Pour
lui, le niveau absolu du chef, s’il existe, est lié à l’Histoire, que ce soit
Bouddha, le Christ ou Marx, qui par leurs idées créatrices ont sauvé
l’Homme. La dernière page est la méditation poétique d’un homme
loin de son pays, de sa maison, de ses amours…
« S’agit d’abord de s’entendre sur la définition.
Une démocratie n’a pas besoin de chef spécifique. Le chef est autre
chose qu’un gérant car, que je sache, votre architecte est aussi rigide
qu’un autre. Votre président du conseil décide. Votre chef de bureau
des douanes, votre président, votre chef de train, votre gérant de
restaurant… Je ne vois que chefs.
Donc vous n’appelez pas ceux-là des chefs. […]
Vous jouez bougrement sur les mots en appelant “chefs” ceux qui
fument des cigares. Toujours le drame des mots. Au nom d’un mot
qui vous déplaît vous refusez “tout ce que je veux dire” comme au
nom d’un mot qui vous plaisait (démocratie) vous refusiez aussi ce
que je voulais dire.
Moi je ne veux plus de vos MOTS.
Parlons donc d’abord sur les concepts.
Je ne sais pas de qui vous parlez car ceux qui peuvent éventuellement
nous indigner en fumant de gros cigares, sont, de toute évidence, des
gérants. Les chefs de bureau, les directeurs de banque, les ministres,
qui peut-être jouent mal leur rôle et le devraient bien jouer mais dont
le rôle est acquis en soi.
Il est bien évident que votre remarque ne s’applique pas à Bonaparte,
Mahomet, […] Charlemagne, Christophe Colomb sur son navire,
Hitler même »…
II. Quand on parle du chef, il s’agit généralement « du bon gérant
qui autour de l’objet géré exalte l’esprit de corps ou la fidélité. Il ne
change rien. Il amplifie »...
III. Ceux que Saint-Ex appelle des chefs « sont ceux qui ont pouvoir
de changer les hommes. […] Il est un homme chrétien, un homme
bouddhiste, un islamique, un naziste. Il est une mentalité dominicaine,
une mentalité marxiste, une mentalité socratique […] Il était un “esprit
aéropostal”, […] et pour trouver des maisons de commerce où règne
« l’esprit de la maison»… Autour d’un simple grand chirurgien se crée
un “esprit” chez les internes. Une véritable petite civilisation. Un tel
homme peut exister. […] Certains chefs peuvent agir par le gendarme
comme d’autres par l’éloquence. Mais ni le gendarme ni l’éloquence
ne susent à justifier le nom de chef, […] Bouddha, le Christ, Marx,
tous ceux qui ont sauvé l’homme par leur énoncé »...
Le texte se termine par une médiation sur l’amour de la patrie :
« L’amour de mon pays garde un sens à tous les étages. Il devient
amour de la maison. Il est pétri de l’amour des maisons et il éclaire
l’amour des maisons de mon amour. J’aime ma maison dans mon
pays et le pays de ma maison. Ma maison reçoit sa lumière d’être de
France. Ce n’est point une maison de n’importe où. Et la France reçoit
sa lumière de ma maison. Elle est le pays de ma maison. L’amour
de mon pays devient amour des hommes de mon pays. Et il est un
étage plus haut encore où il devient amour des hommes. Mais cet
amour des hommes fonde son unité sur la diversité des matériaux,
de cascade en cascade »…
Provenance
: vente Artcurial, 16 mai 2012 (n° 394).




