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fil, les souvenirs à arracher, les espérances à épuiser et à tuer... Vous l’avez vu »... Mais elle l’a écouté, et la tête coupée pense encore. « Je
souffre cependant affreusement de l’injustice insensée de cette femme. Le grand mal, et presque toutes les choses humaines, vient de la
stupidité. La mienne m’a livré. La sienne m’a frappé »... Il est accablé, et pourtant il lui faut toutes ses forces : « Quel métier que celui
où il faut pour vivre, être toujours armé de bonheur ! Il faut chanter, et l’âme est rompue ! »... Il confie à Renée « un papier à remettre
à ma femme, le cas échéant »...
Samedi [2 avril]
. Il a résolu d’aller à Vence pour s’entretenir avec Catherine. « C’est une résolution
désespérée. Je vous dirai l’issue de ce combat – car je prévois une violente confrontation. Mon cœur brisé doit combattre ; et mon âme,
savoir. [...] Je vous quitte avec une émotion infinie. Je ne vous la cacherai pas, à vous qui m’avez vu la tête perdue, – et à laquelle je voue
une dévotion des puissances les plus hautes de mon âme »...
Vence jeudi [6 avril]
. « J’ai éclairci toutes choses. Le mal qui me fut fait était
fiction, mais terrible réalité pour moi. Poison mortel. Tout ceci procédait d’une jalousie exaspérée et dont
j’ai vu le journal
. J’ai vu jour
par jour l’envers de mon supplice, et un autre supplice organiser le mien. Je suis plus calme, enfin ! Non pas heureux, ayant connu de
trop près les abîmes »...
Mercredi [Nice 12 avril]
. « Jamais je n’ai perdu la notion claire de ma terrible situation cachée... Hélas, l’
Être
n’est
pas le
Connaître
. Je le savais. Je l’ai cruellement éprouvé »... Il lui racontera ce qui s’est passé : « Chose étrange, la crise aigüe à laquelle
vous avez assisté à Nice, était due précisément à votre présence auprès de moi !! – Il ne faut pas en vouloir à cette âme si douloureuse au
fond, et dont je sais maintenant que son martyre était égal au mien »... Il n’a pas dit à Catherine tout ce que Renée a vu : « Je la trouve
bien maigre et fragile. Une pitié immense me prend à la regarder, et je ne puis la regarder sans être sur le point de pleurer. Tant de
douleur et d’amertume, et tant de faiblesse, et cet attachement extraordinaire que nous nous trouvons l’un pour l’autre, – mon cœur
n’y résiste pas »...
Menton mercredi [19 avril]
. « Je suis attristé profondément d’avoir observé de tout près la fragilité effrayante de cet
être. J’excuse bien des blessures qui m’ont été faites, […] quand je songe à cet état si affreusement précaire. La faiblesse extrême survient
tout à coup. Le souffle lui manque, et ce sont des heures de sombre et pénible concentration. Elle n’a plus que l’esprit et les os »... Il
poursuit, le lendemain, dans « ce cimetière marin “où tant de marbre est tremblant de tant d’ombres” », où il cherche et trouve la tombe
de la mère de la baronne, « comme une page de marbre devant moi. […] La mer scintille au-dessus de cette page. Je m’arrête longtemps
ici, en roulant bien des choses dans ma tête fatiguée. J’ai pensé à cette bonté qui a prié pour un insensé ». Il colle à la lettre « une très
petite plante que j’ai arrachée d’une fente du marbre même du tombeau »...
Tarascon 9 mai
. Il a été voir son frère, gravement malade,
à Montpellier...
Paris 1
er
août
. « Ma vie est en somme bien tourmentée. Et je dois la vivre selon ma nature, qui est celle d’un écorché.
Et tant d’ennuis, soucis, difficultés de tous genres, sont disposés autour du Chagrin Central et de l’âme dévastée. – Mon fils ne m’a
donné que les résultats attendus de son étrange insouciance. Je n’ai plus rien vu ni connu, qui intéressât ma propre situation. Et après
tout, cela vaut mieux que d’espérer à faux. Je désespère sans dissonances »...
Bergerac dimanche [1
er
octobre]
. À La Graulet depuis quinze
jours, il traîne une congestion au poumon et pense à bien des choses « avec un recul-en-moi-même extraordinaire. [...] Le bonheur est
chose terrible à entrevoir – terrible à perdre. Sans lui, la vie est moins que rien. Avec lui, elle est toujours dans les angoisses »...
Lundi
[9 octobre]
. Il n’a ni projets, ni presque de pensées. « C’est une étrange phase de ma vie. Je suis gelé d’un côté. Mon recueil [
Charmes
] a




