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mon caprice tiennent boutique ; et, en ne me servant que de mes jouets, contribuer si bien à l’économie des autres que le soleil
semble, comme on dit, s’être levé pour moi aussi. Avec mes livres, lus par plaisir, mon stylo et ma papeterie, je veux, sans sortir
de ma vie d’enfant, et d’autant plus aisément que je m’y enfoncerai davantage, forcer les existences les plus viriles et les plus
laborieusement réglées à se reconnaître dans la mienne [...] Je m’efforce de devenir un homme du métier. Je me berce de l’espoir
que le métier, en moi, va manger l’homme. J’écrirai des œuvres impersonnelles »... Etc.
Suit un poème en prose,
Les Yeux bleus
: « La chair scintille aux approches de l’hiver, elle découvre avec les yeux du songe
les myosotis des premiers froids »…
Réflexions sur la modernité et l’imaginaire. « Loin du temps où l’imagination intervenait pour approprier à la vie ce
qu’elle laissait en nous d’inemployé. Loin du temps où l’imagination restituait sa singularité sous la forme d’un chapitre
supplémentaire à juxtaposer à l’existence. Aujourd’hui, c’est le fantastique qui est le réel. Je veux dire : le réel absorbe toute
l’imagination. L’homme a mis ses mains à l’accomplissement de son rêve. Le rêve qui nous aidait à supporter la vie réelle, c’est
la réalité qui le poursuit [...] Surveille ta vie, poète ! Saisis-en le fil ! Ton cœur bat de travers parce que des voix tonnent dans
la cuisine. Comme si tu souffrais de penser qu’un enfant sans force remue dangereusement des barriques pleines de vent »...
Anecdote concernant son ami et futur biographe René Nelli : « Un homme qui discute politique, et commente les moindres
actes de Staline, c’est par impossibilité d’agir. Nelli, après avoir fait mine d’agir avec les rad. soc. ne sait que faire avec la carte
qu’ils lui ont envoyée pour se rendre au congrès. Il la tourne, la retourne, […] mais recule devant la nécessité de prendre le train
et [...] pour se dédommager, abat un interminable parallèle entre Mussolini et Staline où il se montre impitoyablement sévère
pour le caractère ondoyant et peu énergique de ce dernier »...
Remarques sur les tableaux de sa chambre, salutaires pour « la qualité de l’air » et la stimulation de la curiosité, « pour
que je n’expire pas dans l’abîme ouvert entre deux causes d’exaltation. Car, très grave était la crise que, vers l’âge de quarante
ans j’ai traversée, grâce à mon goût des œuvres d’art, sans grand dommage. J’avais pénétré le caractère dérisoire de l’ambition
qui m’avait soutenu »... Car il écrivait par orgueil, l’orgueil « d’une créature qui veut donner la mesure cosmique des dons
qu’il a reçus. [...] Je voulais rendre mon être sensible à travers tout... Et, allons plus loin, si bien enfermer le monde dans mon
inspiration que chacun, si grand soit-il, eut à traverser une vie plus grande que la sienne pour arriver jusqu’à moi. La faillite de
cette ambition m’avait laissé désemparé »...
Réflexions sur l’écrivain et la littérature : le rôle de l’écrivain, les « vérités à faire prévaloir », l’influence des œuvres, les
« lois générales » et les lacunes en littérature, « l’instinct de la composition française » qu’il connut enfin vers la trentaine... Etc.
« Le recueil de poèmes que je voulais écrire cet été est encore à l’horizon de mes projets. Le contenu de ces poèmes se réduira
peut-être à un article pour
Minotaure
; en tous cas, sera-t-il, d’abord, écrit dans ce cahier-ci, sous la forme à laquelle j’avais
recours dans mon succinct exposé à Max Ernst. Je préférerais, évidemment le recueil poétique où des poèmes semblables à : “En
cherchant mon cœur dans le noir” alterneraient avec des airs de bal musette »...
« Faire, ligne par ligne, une œuvre avec ce qui est dans tous les cœurs. Chacune de mes pensées, chaque image à quoi je me
complais traduit à sa façon, souvent très interprétée, l’équation de mon esprit avec le réel ; et c’est par elle que je dois me laisser
à chaque instant remettre dans ma voie. Ainsi, en ce qui concerne l’idée d’amour, je la trouve régulièrement sous la forme d’une
très jeune fille à rendre intellectuellement tributaire de mon esprit et qui gravirait le plus haut degré de l’initiation intellectuelle
en me donnant son corps. Conception absurde en elle-même, mais certainement riche d’un sens caché »...
« 28 décembre 1936. Faites-nous une société où l’on ait le droit d’être pauvre. – Mémento. 30 novembre : Lettres : Suzanne,
Jaloux, Denoël, Ernst »... – Sujet de roman :
L’Idéaliste extasié
… – « Attention. Découverte... Et la transposer : La jeune fille
que j’aime n’est autre que moi. Je veux me décharger en elle de mon complexe d’infériorité. Assouvir sur elle mes tentations
masochistes. Me pénétrer en elle de celui que je suis »... – Notes de lecture et commentaires sur Alain...
« Il s’aperçoit qu’il est enfoncé dans une vie où ne pénètre jamais un rayon de jour. Il ne sort jamais, la chambre qu’il habite
est sombre, l’heure dont il se souvient est le cadavre de l’heure qu’il vit ; il n’a même plus la force d’imaginer l’existence de ceux
qui portent dans leur cœur le monde et sont si pleins de sa rumeur qu’ils ne peuvent se détourner de lui sans que la douceur de
penser à eux-mêmes ne continue à les aventurer sur les eaux. Évidemment, il reçoit beaucoup [...], mais l’abondance des visites
ne brise pas sa solitude qui est de nature et prend des forces avec le temps. Il voit venir le jour où le monde lui sera une fidèle
image de sa mort. Il n’y a plus que son cœur de vivant. [...] Mon corps gémit plus haut que moi, se disait-il, dans la plainte de
mon esprit qui ne devrait avoir à se plaindre que de son bonheur »...
Le « programme » au 1
er
janvier 1937 : le
Passeur
,
Iris
et des contes (« en alternant »), des collages, une pièce de Shakespeare
à traduire, suivi de résolutions et projets… « L’écriture de mes contes sera faite de touches très légères. Je voudrais que chacun
se souvienne d’eux sans savoir où il les a lus ; et pour favoriser cette impression je ne leur donnerai pas de titres. Une phrase
prise au hasard dans une de leurs pages servirait à les désigner. – Faire difficilement des phrases faciles »...
« Le nuage d’opium s’éclaircit. Il y a deux jours que je ne fume plus qu’afin de me calmer. La force qui me rejetterait à mon
vice ne pourrait désormais me venir que du dehors. Il n’y a de pensée en moi que pour rejeter la nocive habitude. La présence
de mon corps se suspend de nouveau à tout ce que je pense. Sous ma sueur perce la bienfaisante influence d’un sentiment qui,
sous le poids de chacune de mes pensées, enfin, m’envahir... Bonheur ! La joie est devant moi et non pas moi... Vivre. Les autres
existent et j’existe par eux. L’opium me fait horreur. – Une joie très grande m’envahit parce que sur la partie supérieure des
vitres fermées sur le dehors je viens d’apercevoir un carré de lueur bleue qui, frappant mes regards malgré la lumière électrique
qui les entoure, me révèle qu’il fait clair de lune et qu’on a oublié de fermer les contrevents »... Etc.




