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Le démiurge transparent
J’ai découvert Élie Faure à l’âge de
17
ans. J’ai dû lire son beau chapitre sur Chardin, et je me suis dit qu’un grand
homme avait déjà fait ce que je voulais faire dans la vie. Je me suis alors arrêté de lire Élie Faure, pour me lancer au bout
de ma tentative illusoire de m’attaquer, moi aussi, à toute l’histoire de l’art.
Bref, je ne suis pas un grand connaisseur d’Élie Faure — qui est mon Dieu. J’ai vite compris qu’il n’était pas
historien d’art mais critique d’art, au sens de juge et de poète où j’emploie ce mot, même s’il fait le plus souvent de la
critique d’art à l’intérieur de l’histoire de l’art. Sa prose fabuleuse ne sert pas à nous faire comprendre un tableau, mais à
nous le faire aimer, ce qui est bien plus difficile. Alors que l’historien nous apprend des choses qu’on ignorait, le critique
d’art nous rend sensible à l’art de tel ou tel artiste, ce qui est fort différent. Et Élie Faure est de loin le plus grand de tous.
Quand je dis « rendre sensible », je veux dire définir l’esthétique particulière d’un grand artiste. Non pas dire
pourquoi c’est beau, mais en quoi ça l’est, où ça se passe, qu’est-ce qu’il faut regarder, et ce qui fait que Rubens et
Vélasquez sont uniques alors que leurs sujets sont tellement rebattus... Contre les iconographes qui vont chercher le
« sens caché » des images, Élie Faure fait voir l’évidence des œuvres, dont la singularité est si délicate à circonscrire avec
des mots. À ceux qui pensent qu’il y a, d’un côté, le style, et de l’autre, la signification des images, Élie Faure donne du
sens au style — car là est la critique d’art.
Sa meilleure prose n’est pas philosophique, ni anthropologique, ce n’est pas celle qui jongle avec l’histoire
des civilisations pour en faire le grand récit spirituel que je peux trouver parfois grandiloquent. Sa meilleure prose est
esthétique : être au plus près des œuvres à partir desquelles il s’agit de reconstruire la totalité d’un monde, et qu’on appelle
banalement « l’univers de l’artiste ». Élie Faure travaille cet univers dont les sujets ne font qu’un avec la manière de les
peindre, et dont chaque œuvre picturale, ou sculpturale, n’est plus qu’un détail de l’œuvre peint ou sculpté, au masculin
singulier cette fois. De chacune des propositions qui composent la longue phrase élifaurienne, les détails perçus par le
critique finissent par composer un seul tableau synthétique dont Élie Faure reconstruit l’autonomie, et dans laquelle
une pomme, un toit, une action d’éclat, un moment intime, la nuit ou l’existence de Dieu participent d’un même tout
— qui devient familier au lecteur. Sa prose magistrale couvre d’innombrables champs esthétiques qui n’ont rien à voir
entre eux, comme si chacun était la seule passion de sa vie — et c’est en cela qu’Élie Faure est un génie. Il lui a suffi de
regarder tout ce que les musées de son époque donnaient à voir de l’œuvre de Van Eyck, ou de celle de Titien, pour nous
livrer quelques pages définitives sur chacun comme s’il avait vu le monde avec les yeux de Van Eyck, ou de Titien, ou de
cinquante autres...
Et quelle n’a pas été ma surprise de retrouver cet Élie Faure, celui en qui je salue le reconstructeur démiurge et transparent
des œuvres d’autrui, en lisant les lettres que ses contemporains lui adressaient et dont le présent ouvrage publie un
inestimable choix.
« Michelet est partout présent dans les pages lyriques que vous lui consacrez, votre style est animé
de sa vie propre, et l’on vous aime de si bien l’aimer »
lui écrivait Joachim Gasquet, l’ami et confident de Cézanne.
Ou Georges Duhamel :
« Vous parlez magnifiquement des grands hommes. Vous avez une façon de les voir par le dedans,
de vous mêler à leur substance et de jeter sur leurs pensées secrètes une lueur chaude, une façon, dis-je, qui m’enchante
et m’exalte.
[
…
]
Savant ou poète ? Vous êtes heureusement l’un et l’autre, et c’est nécessaire. »
(
26
février
1926
). Ou la
poétesse Anna de Noailles qui lui écrivait le
19
juin
1918
: «
Ce sont non seulement des faits et des lieux pathétiques, mais
tous les aspects de la vie et de la mort qui s’éclairent à ce grand incendie de votre vision lucide et lyrique. »
Par ailleurs, il est remarquable qu’Élie Faure ait souvent dépassé le stade du goût personnel qu’il laisse aux simples
amateurs, et qu’on appelle la “tasse de thé”. Car son devoir est d’aimer et de faire aimer tout ce qui est bon, et tout
ce qui est bon est toujours singulier. Il est protestant avec les protestants, japonais avec les Japonais, libertin avec les
libertins. Bref, Élie Faure c’est Zelig, le héros du film de Woody Allen qui se métamorphose avec son environnement...
Et même Céline, admirateur de la première heure, allait presque jusqu’à mieux se reconnaître dans la prose qu’Élie Faure
avait écrite à son sujet que dans sa propre prose : «
Cherami, j’ai lu Germinal !
[Élie Faure venait de publier son éloge
du
Voyage
dans ce périodique anarchiste]
. Quel article ! Quelle leçon aussi ! Vous allez bien plus loin que moi dans
la vérité. Je traîne empêtré dans toutes espèces d’émotions. Mais tant pis… »
(
24
juillet
1933
)
Le voilà, le grand sport de la critique d’art, s’oublier dans l’incarnation des esthétiques les plus contradictoires, et en faire
son miel.
Hector Obalk
octobre
2010
+ septembre
2017
Au temps de l’
Aurore
,
ca
1902
. Photographie Nadar, montage François Faure.




