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« C’est moi hier qui ait été un des premiers à apprendre
le suicide de cet infortuné Gérard de Nerval, pendu, le matin,
aux barreaux d’un serrurier, dans une rue qui est un égout. »
235. [NERVAL].
– BOYER (Philoxène). Lettre autographe signée à Henry d’Ideville. 26 [
sic
pour 27] janvier 1855. 3 pp.
in-8, adresse au dos, marges légèrement effrangées avec atteinte à quelques lettres.
8 000 / 10 000
Nerval, le suicidé de la rue de la Vieille-Lanterne.
Maniaco-dépressif, il avait entamé une « descente aux enfers »
ponctuée de crises de démence de plus en plus aiguës, qui donna lieu à l’écriture d’un chef-d’œuvre comme
Aurélia
,
chronique de « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». Il se suicida dans la nuit du
25
au
26
janvier
1855
, rue de
la Vieille-Lanterne, lors d’une de ses errances nocturnes. S’est-il donné la mort emporté par un délire euphorique avec
le sentiment de s’élever au-dessus de la condition humaine, ou, dans un éclair de lucidité, a-t-il contemplé sa folie, sa
misère et son impuissance à créer ? En tous les cas, son incapacité à achever
Aurélia
– dont des fragments manuscrits
furent retrouvés sur lui – joua un rôle dans la tension qui le traversait et qui lui fut fatale.
Philoxène Boyer se trouvait chez Charles Asselineau quand celui-ci fut prévenu par les autorités
– une carte
de visite d’Asselineau avait été retrouvée sur Gérard de Nerval. Ils furent donc sans aucun doute les premiers à prendre
connaissance du drame, juste avant les autres amis proches, Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Maxime Du Camp,
l’éditeur Michel Lévy. Tous ceux-ci répandirent ensuite la nouvelle, comme ici Philoxène Boyer auprès de son ami
Henry d’Ideville.
«
Mon ami, vous ne m’avez pas vu ce matin. Ne m’accusez pas de négligence pourtant.
Je suis triste jusque et par-delà la mort.
C’est moi hier qui ait été un des premiers à apprendre le suicide de cet infortuné Gérard de Nerval, pendu, le matin,
aux barreaux d’un serrurier, dans une rue qui est un égout.
J’ai couru à la morgue, aux polices, à l’église, partout ! J’ai un cadavre en moi !
Je porte la douleur dont a dû souffrir ce pauvre homme, ce délicat esprit, ce cœur affectueux, cette nature accomplie !
Oh ! Ces journées-là diminuent l’existence. On n’ose plus se plaindre ! On s’irrite un peu contre ceux qui laissent
mourir, et on prie !
Demain, mon ami, on enterra ce malheureux Gérard.
Vous saurez l’heure par
La Presse
. Venez à Notre-Dame. Une
oraison de plus, partie d’un bon cœur, console le mort et apaise Dieu...
P.S. C’est M. Braschet, un de mes bons camarades qui vous porte ce mot. Il vous exprimera le mortel état de mon
cœur...
»
Philoxène Boyer, « un garçon de grand talent, éloquent comme l’étaient autrefois les poètes, poète comme
ne le sont plus les orateurs », tel le décrivait Gérard de Nerval à Franz Liszt
dans une lettre du
18
juillet
1853
.
Une des figures du monde littéraire du milieu du xix
e
siècle, Philoxène Boyer (
1827
-
1867
), helléniste et pédagogue,
était venu à la littérature par admiration pour les romantiques. C’était un brillant discoureur, mais dont le lyrisme
exaspérait Baudelaire – qui pour autant admirait certains de ses vers. Il publia quelques ouvrages, parfois en
collaboration avec Théodore de Banville, comme la comédie
Le Feuilleton d’Aristophane
dont il offrit à Nerval un
exemplaire orné de cette dédicace : « à mon très cher maître Gérard de Nerval ». Il fréquenta ce dernier à partir des
années
1840
, notamment au
Divan
, café où se réunissaient des écrivains parmi lesquels Banville ou Baudelaire. Ayant
dilapidé sa fortune, il tomba dans la misère et dut parfois faire le nègre pour d’autres.
Diplomate de métier, le littérateur Henry d’Ideville (
1830
-
1887
) était alors un jeune employé au ministère des Affaires
étrangères – il prendrait des postes d’ambassadeur à l’étranger à partir de
1859
. Il fréquentait les milieux littéraires et
artistiques, connaissait Baudelaire et Courbet. Il publierait la présente lettre en
1878
dans son recueil de souvenirs
Vieilles maisons et jeunes souvenirs.
Cf.
Claude Pichois et Michel Brix,
Gérard de Nerval
, Paris, Fayard,
1995
, pp.
369
et
460
, note n°
61
).




