19
Louis-Ferdinand CÉLINE
D’un intérêt fondamental, la correspondance de Céline à Élie Faure est « unique dans son genre et par son
ton »
(Gaël Richard, Éric Mazet, Jean-Paul Louis,
Dictionnaire de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline
, Tusson,
Du Lérot, 2012, p. 300). Les lettres qui la composent furent écrites de 1932 à 1935, dans une période difficile de la vie de
Céline, marquée par le succès inouï mais polémique du
Voyage
, l’écriture difficile de
Mort à crédit
, une remise en cause
idéologique personnelle, et la rupture définitive avec son grand amour Elizabeth Craig, dédicataire de
Voyage au bout de
la nuit
.
Céline, qui connaissait les travaux d’Élie Faure, lui adressa un exemplaire du
Voyage
, ce qui fut le point de départ d’une
forte amitié. Les deux hommes partageaient une expérience commune de la guerre, de la médecine, et se vouaient une
admiration littéraire réciproque.
« Il est familier des grands secrets » (Céline au sujet d’Élie Faure).
Même s’il n’est pas certain qu’il ait lu les livres
d’Élie Faure aussi intégralement et avec autant de ferveur qu’il l’a dit, Céline voyait en Élie Faure « un critique d’art de
grande envergure, un grand homme très certainement », comme il l’écrivait en septembre 1934 au traducteur anglais du
Voyage
, John Marks, ajoutant : « J’ai pour lui beaucoup d’admiration. Il a le sens de la création. Il sait comment se forment
et se passent les choses. Il est familier des grands secrets. »
« J’ai fait la connaissance d’un Roi » (Élie Faure au sujet de Céline).
De son côté, Élie Faure affirmait à son fils, en
mars 1933 : « J’ai fait la connaissance d’un Roi [...]. Il s’appelle L.-F. Céline et a écrit
Voyage au bout de la nuit.
Succès
de scandale, naturellement. Mais, comme toujours en pareil cas, livre pur, d’un homme pur. [...] C’est ce que nous avons
eu de plus fort depuis Proust, plus humain que Proust. Et je suis fier qu’il soit venu à moi. » C’est dans cet esprit qu’Élie
Faure publia en juillet 1933 « l’article le plus élogieux et le plus approfondi qui ait paru à l’époque sur le roman » (Henri
Godard) – article qui serait intégré en 1936 dans son recueil
Regards sur la terre promise
.
Controverse puis rupture idéologique.
La relation unissant Céline à Élie Faure fut régulière jusqu’à l’été 1935, plus
espacée ensuite, et s’acheva en 1936 sur des divergences politiques : convaincu de la nécessité d’un engagement contre la
montée de l’extrême droite, Élie Faure affirma plus ouvertement ses sympathies de gauche : il milita en 1934 en faveur
des révolutionnaires socialistes des Asturies, en 1936 pour les républicains espagnols, pour le Front populaire en France,
pour le régime communiste russe. Or Céline, jusque là proche de la gauche, opérait à partir de 1934 un virage idéologique,
fondé sur son pessimisme vis-à-vis des partis socialistes et, plus fondamentalement, vis-à-vis de l’homme. Il se refusait
à idéaliser le peuple et considérait que les hommes éduqués s’abandonnaient lâchement à la théorie, à l’abstraction, et
s’avéraient coupés de la vraie vie.
Céline adressa encore un exemplaire de
Mort à crédit
à Élie Faure (nominatif sur papier japon), et, si celui-ci exprima en
privé des réserves sur les aspects scabreux du livre, il n’envoya pas moins à l’auteur un commentaire dithyrambique de
sa lecture du roman. Céline ne semble pas avoir répondu. Il allait bientôt entrer dans la mêlée en publiant des pamphlets
fort éloignés des idées d’Élie Faure.
Les lettres de Céline à Élie Faure offrent, dans les années 1934-1935, le témoignage le plus éloquent de
son évolution idéologique
, comme le souligne Henri Godard : « Les réactions et positions idéologiques de Céline à
cette époque se trouvent explicitées avec une continuité et une netteté exceptionnelles dans les lettres à Élie Faure, qui
coïncident très exactement avec la composition de
Mort à crédit.
Avec Élie Faure, si proche de lui à tant d’égards, mais
qui s’engage alors dans la lutte contre le nazisme menaçant, Céline s’attache à se situer sans passion, ni surenchère, en
une dizaine de lettres l’une après l’autre consacrées à ces questions. Ce qui s’en dégage est d’abord une distance prise par
rapport aux hommes et au discours politique traditionnel de la gauche. Si Céline a pu en 1932 paraître un moment ne
pas exclure qu’un changement de régime soit capable d’améliorer le sort des hommes, dès ces premiers mois de 1933, il
s’acharne auprès d’Élie Faure à dénoncer la démagogie, voire l’hypocrisie, des promesses révolutionnaires et à dissiper le
malentendu de ceux qui l’y ont cru rallié. Ce qui le séparait d’eux, c’est-à-dire une certaine conception de l’homme, a été
masqué à leurs yeux par la très forte dénonciation sociale que contenait
Voyage au bout de la nuit.
Très vite, devant Élie
Faure, Céline éprouve le besoin de lever l’équivoque et de laisser paraître sa défiance. Contre ceux qui lui semblent sinon
flatter du moins idéaliser le prolétariat et qui attendent de la révolution un changement de l’homme même, il est amené à
exprimer de la manière la plus brutale ce refus d’illusion : “Je ne crois pas aux hommes”, écrit-il à Élie Faure, mettant tour
à tour en avant dans ces lettres les deux faces de son désespoir : tantôt “Je vois très bien [...] toute notre dégueulasserie
commune, de droite et de gauche, d’homme”, tantôt [...] “l’homme est maudit [...] Dès l’ovule il n’est que le jouet de la
mort” » (dans Louis-Ferdinand Céline
, Romans
, Paris, Gallimard, Nrf, bibliothèque de la Pléiade, t. I, 2012, p. 1333).




