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Je ne veux pas être le premier parmi les hommes, je veux être le premier au boulot. Les hommes, je les emmerde
tous, ce qu’ils disent n’a aucun sens. Il faut se donner entièrement à la chose en soi. Ni au peuple, ni au Crédit
lyonnais. À personne.
Bien affectueusement...
»
Louis-Ferdinand Céline,
Lettres
,
op. cit.
, n°
35
-
21
.
Élie Faure a inscrit de sa main au verso de l’enveloppe des éléments de réponse à Céline, qu’il intégrerait et développerait
dans sa lettre : «
Vous avez raison dans le transcendant. Je crois avoir exprimé l’essentiel de tout cela dans
La Danse
[son ouvrage
La Danse sur le feu et l’eau
, paru en
1920
]
. Vous avez tort dans l’immédiat sur le prochain. Une forme
nouvelle est en instances, qui sera un prétexte nouveau de vivre, en attendant l’irrésistible mort. Nous sommes des
accoucheurs debout près du lit, le fer à la main...
»
Joint, le brouillon autographe de la réponse d’Élie Faure à cette lettre
(s.l.,
30
juillet
1935
) :
«
... Admirable
monstre que vous êtes. Vous avez raison... Raison dans le transcendant. Raison en face de la mort. Donc raison sur
toute la ligne.
.. Je crois maintenant qu’il faut se battre, contre des hommes, viande contre viande, direz-vous...
Je n’appartiens et n’appartiendrai, non plus que Villon et Breughel, à aucun parti politique.... On se bat dans la rue. Je
regarde de quel côté sont les gendarmes, de quel côté sont les pauvres bougres et je me mets avec les pauvres bougres.
Vous me direz que les gendarmes sont aussi de pauvres bougres. Certes, mais ils sont bien nourris, et je n’ai que dégoût
pour ceux qui sont bien nourris alors que d’autres le sont mal. Pour moi-même en particulier. Là peut-être est la source
de mon amour pour “le peuple”.
Car il existe, le peuple. J’ai écrit un jour qu’il était “la réserve d’innocence de l’espèce”.
J’entends par innocence non pas l’abstention du vice – seriez-vous, Céline, un moraliste ? – mais l’innocence... qui suppose
précédemment sinon l’immoralité, du moins l’amoralité.
Vous-même m’avez écrit un jour, “j’aime le peuple”... On n’aime
les êtres que par l’illusion qu’on éprouve de leur dispenser du bonheur...
Ne pensez-vous pas qu’il est des souffrances
que l’homme qui souffre se doit d’éviter à l’homme, surtout au petit d’homme. Et c’est facile, très facile, vous le savez
bien,
Céline, vous, médecin, médecin des faubourgs, des banlieues, des taudis, de la faim, des orgies de crasse et de
misère.
Facile. La socialisation de la propriété, les crèches, les écoles claires..., l’eau fraîche, les infirmeries.
Les Russes sont
sur la voie du bonheur physique, du départ égal pour tous les enfants.
Ce n’est pas tout. C’est beaucoup. Ils se
débrouilleront plus tard, pour le reste. Je parle des enfants devenus hommes.
Exploités voulant devenir exploiteurs ?
Certes. Il y a un moyen d’éviter cela, Céline... La force au service du faible.
“Le prolétaire est un bourgeois qui n’a pas
réussi.” Certes. Je veux qu’il en ait le moyen. Non pour devenir un bourgeois, mais pour que le bourgeois disparaisse...
Nihiliste, vous êtes, je le répète, dans le vrai, métaphysiquement parlant. Mais, humainement parlant, c’est la foule
qui veut un prétexte de vivre qui a raison, et, prenez-y garde, qui aura raison..
. Au surplus, l’homme n’a jamais
construit que sur l’illusion, et non sur la réalité.
Votre réalisme transcendant, vous le savez bien, et c’est pour cela que
vous y tenez farouchement, aboutit exclusivement à la mort
,
ce qui peut être pour un individu puissant un outil de
développement magnifique – c’est votre cas – mais ne peut frapper les multitudes, dont nous avons besoin parce
qu’elles sont l’engrais, qu’au front et au cœur...
Nous ne pouvons pas les condamner, comme nous avons le droit de nous
condamner nous-mêmes, au suicide surnaturel alors qu’elles vont d’un pas encore chancelant, mais ivre, et peut-être
chancelant parce que ivre, vers une vie nouvelle sur le chemin d’une illusion collective nouvelle...
»
« On n’existe que dans l’intimité muette des hommes et des choses.
On circonscrit, on ne définit pas. »
38. CÉLINE
(Louis-Ferdinand Destouches, dit). Lettre autographe signée «
Louis D.
» à Élie Faure. [Paris], «
le 3
»
[août 1935]. 4 pp. in-8, enveloppe.
4 000 / 5 000
Lettre majeure, une des trois plus importantes parmi celles adressées à Élie Faure
en juillet et août
1933
(
cf.
supra
n°
36
et
37
). Céline la fait porter sur la nature humaine et sur son travail d’écrivain.
«
Bien cher ami, mais bien sûr que j’ai raison, dix mille fois raison !
“L’amour” n’est pas un propos d’homme. C’est une formule niaise pour gonzesse ! L’Homme va au fond des choses,
y reste, s’installe, y crève.
Vous n’avez pas un langage d’ouvrier. Vous êtes emmené par les femmes, vous parlez femme et midi. En avant la
barcarolle !
[Ce mépris du discours amoureux serait un des thèmes de
Bagatelles pour un massacre
]
L’Homme intérieur n’a pas de langage, il est muet.
Il faut promener l’Homme devant le panorama muet. Il faut cesser
de baver.
On n’existe que dans l’intimité muette des hommes et des choses. On circonscrit, on ne définit pas.
Sentir et se taire.
Vous parlez tous beaucoup trop. Ce qui est dit n’existe pas. Vous savez bien tout cela, g
[ran]
d ami.
Vous savez combien il faut peu, infiniment peu, d’impudeur pour que “l’endroit” où les choses chantent et se
donnent se rétracte, se souille, s’empâte et meure sous le regard, sous le mot, sous le doigt.
Ce n’est pas la brutalité
qui viole “ceci”, c’est la prétention, et la raison raisonnante. Qu’importe que vous, moi, soyons mille fois plus méprisés,
plus malheureux, plus grotesques.
Si un jour les hommes ne nous retrouvent pas dans la chaîne des temps, dans l’intimité du boulot, alors il n’y a pas
eu d’Hommes, dans l’intimité des choses. Rien que des lâches et des fuyards, des tambours de défaite. Ils ne me
regardent pas, peuple ou pas...
»
Louis-Ferdinand Céline,
Lettres
,
op. cit.
, n°
35
-
23
.




