Lot n° 83

FLAUBERT, Gustave. Lettre à Léon Laurent-Pichat. Sans lieu [Croisset], Dimanche [7 décembre] 1856. Lettre autographe signée, 4 pages in-8, sur papier bleu. Célèbre lettre sur la publication de Madame Bovary, presque un credo littéraire, contre...

Estimation : 15000 / 20000
Adjudication : 20 000 €
Description
la censure.
Adressée à Léon Laurent-Pichat, gérant de la Revue de Paris, elle évoque la publication de Madame Bovary
dans ses colonnes (1er octobre-15 décembre 1856), dénonçant la suppression de certains passages. Ce
document fameux évoque ainsi une phase cruciale du lancement du roman qui entraîna le procès
pour outrage à la morale et aux bonnes moeurs intenté à Flaubert en janvier 1857.
Flaubert ne se borne pas à exprimer son indignation quant aux coupes et corrections demandées par
la direction de la revue – notamment la suppression de la fameuse “scène du fiacre” – mais annonce
qu'il s'oppose à toute nouvelle censure et dénonce des atteintes à l'intégrité de la création littéraire.
Ainsi, cette lettre de décembre 1856 dépasse-t-elle le seul cadre des récriminations d'un auteur
censuré, pour apparaître comme un manifeste sur la mission de l'écrivain plaçant au-dessus de tout
le culte de l'Art et la passion de la Vérité.
Mon cher ami,
Je vous remercie d'abord de vous mettre hors de cause ; ce n 'est donc pas au poète Laurent-P ichat
que je parle, mais à la Revue, personnage abstrait, dont vous êtes l'interprète. Or , voici ce que j'ai à répondre
à la Revue de Paris :
1° Elle a gardé pendant trois mois Madame Bovary, en manuscrit, et, avant d'en imprimer la première ligne,
elle devait savoir à quoi s'en tenir sur ladite oeuvre. C'était à prendre ou à laisser .
Elle a pris, tant pis pour elle ;
2° Une fois l'affaire conclue et acceptée, j'ai consenti à la suppression d'un passage fort important,
selon moi, parce que la Revue m'affirmait qu'il y avait danger pour elle. Je me suis exécuté de bonne grâce ;
mais je ne vous cache pas (c'est à mon ami P ichat que je parle) que ce jour-là, j'ai regretté amèrement
d'avoir eu l'idée d'imprimer.
Disons notre pensée entière ou ne disons rien ;
3° Je trouve que j'ai déjà fait beaucoup et la Revue trouve qu'il faut que je fasse encore plus.
Or je ne ferai rien, pas une correction, pas un retranchement, pas une virgule de moins, rien, rien !...
Mais si la Revue de P aris trouve que je la compromets, si elle a peur , il y a quelque chose de bien simple,
c'est d'arrêter là Madame Bovary tout court. Je m'en moque parfaitement.
Maintenant que j'ai fini de parler à la Revue, je me permettrai cette observation, ô ami :
En supprimant le passage du fiacre, vous n'avez rien ôté de ce qui scandalise, et en supprimant, dans
le sixième numéro, ce qu'on me demande, vous n 'ôterez rien encore.
Vous vous attaquez à des détails, c'est à l'ensemble qu'il faut s 'en prendre.
L'élément brutal est au fond et non à la surface. On ne blanchit pas les nègres et on ne change pas le sang d'un
livre. On peut l'appauvrir, voilà tout.
Il va sans dire que si je me brouille avec la Revue de P aris, je n'en reste pas moins l'ami de ses rédacteurs.
Je sais faire, dans la littérature, la part de l'administration.
Tout à vous
Gve Flaubert.
Maxime du Camp et Laurent-Pichat, directeur et gérant de la Revue de Paris, avaient jugé
indispensable de pratiquer des coupes dans une oeuvre trop “embrouillée” à leurs yeux ; ils
jugeaient ainsi trop longs la noce, les comices, l’opération du pied-bot...
Conseillé par le fidèle Bouilhet, Flaubert avait déjà allégé son texte, mais il n’était pas prêt
à accepter les nouvelles corrections souhaitées : il obtint que tous les passages visés sur la copie soient
rétablis.
Mais en dépit de la parole donnée à l’auteur, les éditeurs reculèrent au dernier moment devant la
publication de la sulfureuse scène du fiacre. Craignant une interdiction, Flaubert finit par accepter,
obtenant en échange l'insertion d'une note indiquant la coupure (livraison du 1er décembre 1856, p. 45).
La publication de la dernière partie du roman dans le numéro du 15 décembre ayant entraîné
de nouvelles coupes, Flaubert envisagea d’intenter un procès, mais se contenta en définitive d’une
nouvelle note de protestation (p. 250).
C’est peut-être cette note qui a alerté les censeurs du ministère de l’Intérieur, à l'affût d'un faux-pas
de la Revue de Paris, déjà blâmée à deux reprises pour ses articles politiques. Le procès eut lieu le 29 janvier
1857. Une semaine plus tard, Flaubert était blâmé à son tour (“réalisme vulgaire et souvent choquant”),
mais il fut acquitté. Quelques mois plus tard, le procureur Pinard poursuivait Les Fleurs du Mal.
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