Description
Très belle et longue lettre à sa « marraine », sur la fin de sa passion pour la princesse Belgiojoso, et évoquant la fin de sa liaison avec Rachel. Musset est parti se consoler et se reposer à la campagne chez un cousin. « Eh bien, vous ne vouliez pas le croire. Qu’est-ce que vous en direz maintenant ? Suis-je parti ou non ? hein ??? – hélas ! je ne suis que trop parti. En bonne conscience, savez-vous ce que j’ai fait là ? la chose du monde la plus sage et la plus stupide qu’on puisse voir. Raisonnez un peu et dites moi : il n’y avait moyen d’arriver à rien de bon, danger de s’aigrir, comme vous le prévoyiez très justement, item raison de souffrir et de souffrir très sérieusement malgré toutes mes plaisanteries &c donc j’ai fait pour le mieux en partant, parce que le voyage distrait, parce que l’absence fait oublier, parce que le parti-pris rend le sang-froid &c – en un mot il aurait pu m’arriver malheur et il ne m’en arrivera pas, à moins que le diable ne s’en mêle.. Mais, marraine, mais, madame, mais écoutez donc, mais, il aurait pu m’arriver bonheur – entendons-nous, car je ne suis plus fat. Il y aurait très certainement pu y avoir entre cette personne et moi un lien, une affection, qui, avec un peu d’habitude & de vieillesse, aurait pu devenir une chose très gentille, sans même coucher tout à fait ensemble, mais seulement sous le même toit. Or maintenant je parle très sérieusement, me connaissant fort bien comme je suis, tout est absolument rompu net. Ce sera la seconde édition de mon histoire avec Rachel que j’ai plantée là par mauvaise humeur, sans aucune raison valable, laquelle Rachel s’est piquée, a voulu dire qu’elle m’avait planté là la première, lequel moi me suis fâché tout rouge, lettres échangées, tapage, criaillerie & finalement ––––– eau de boudin. Voilà approchant ce qui m’advient derechef au sujet de cette belle personne méridionale. Je casse un pot renversé, disiez-vous très bien l’autre jour. C’est exactly true. Personne n’est plus faible, plus tergiversant, et plus poule mouillée que votre indécrotable filleul, mais une fois le pont passé bonsoir la rivière. Ce n’est pas du courage que j’ai c’est une espèce de besoin d’aller, comme un cheval qu’on entraîne qui fait que je ne reviens plus sur une barrière franchie. C. [Cristina] est maintenant comme morte pour moi – comparaison : – figurez-vous un œuf qu’on fait danser dans sa main ; il est bien frêle et bien léger mais toujours très bon à faire cuire et très prêt à se laisser mettre au pot tant qu’il n’est pas cassé. Mais une fois tombé par terre et cassé, il n’y a pas de cuillère il n’y a pas rien qui puisse remettre le jaune dedans et le faire redevenir œuf. Il ne reste qu’une coquille en morceaux et un petit gribouillis. Tel est l’état de mon aimable cœur..Eh bien, marraine, je prends la liberté de dire, et j’en ai le droit ou le diable m’emporte, dussiez-vous me trouver outrecuidant, ces femmes qui font les bégueules, qui me maltraitent, me méconnaissent, me font souffrir à plaisir, & finalement se font haïr de moi, sont des sottes en toutes lettres. Ce n’est pas leur intérêt, ce n’est pas leur instinct, ce n’est rien que de la blague à laquelle je ne me trompe pas. Qu’est-ce que c’est, je suppose, que Marco m’écrivant du haut de ses grands yeux que : “le seul bon effet des succès trop faciles c’est d’empêcher qu’on ne s’obstine aux succès impossibles” ? Qu’est-ce qu’elle veut dire avec ses succès faciles ? Certes rien n’était moins facile que certains succès (quel mot horrible !) que j’ai en mémoire, et rien n’était moins impossible qu’elle. Qu’est-ce que c’est que cette manière de traiter en petit garçon ou en libertin usé un homme plus jeune qu’elle qui, au fond, la vaut bien, qui se laisse faire par faiblesse, ou plutôt, comme disaient nos pères, par mignardise, mais qui peut se redresser si on lui marche sur la queue ? Sottise, marraine, vanité qui se trompe & qui manque son but en voulant aller au-delà. Qu’aurait-elle dû faire ? direz-vous peut-être. Céder ? faut-il donc céder sous peine d’encourir l’auguste colère de monsieur ? – Non, marraine, mais seulement comprendre, ne pas feindre de croire ni vouloir faire croire qu’après 10 ou 15 ans d’une vie connue, on est la présidente de Tourvel – ne pas profiter de ce qu’on voudrait se rendre inreconnaissable pour méconnaître les autres – savoir à qui on parle – en un mot avoir la moitié seulement du bon sens, de la délicatesse et de la franchise d’une très petite personne qui demeure par là au tournant de Tortoni, et qui sait la différence qu’il y a entre un bœuf et un bouvier. Voilà mon dire. Maintenant j’ai les côtes rompues et très mal aux genoux parce que je m’en viens de courir après un chevreuil qui s’en moquait bien et qui avait raison – mais je me moque bien de lui à présent que j’ai ôté ma veste et que j’ai changé de bottes. Ceci n’est point une métaphore, je rentre de la chasse et j’ai une quantité très suffisante de lieues dans le dos. Et je vous assure que le célèbre poëte Horace, lorsqu’il a dit que le chagrin montait en croupe derrière le cavalier, a dit une bêtise pommée. Le chagrin tombe de cheval à chaque tems de galop. Je vous écris avec le cœur libre, la conscience tranquille, et les mains (mille pardons) sentant l’écurie. Adieu marraine. Il y a bien peu de monde que j’aime autant que cette petite fée toujours bonne qui se tient debout sur vos petits pieds »...