Lot n° 223

Eugène SUE (1804-1857). L.A.S., château de Saint-Brice près Montmorency [30 avril ? 1832], à Paul Lacroix ; 3 pages in-8.

Estimation : 400 / 500
Adjudication : 800 €
Description
Très belle et longue lettre au Bibliophile Jacob sur son roman La Danse Macabre. Il le remercie tardivement pour ce livre, prêté et reprêté, qu’il a pu enfin lire et relire. « D’abord, merci, pour la préface où vous me traitez si obligeamment et où vous me mettez en si bonne compagnie, et puis merci, en mon nom et en celui des gens qui aiment les arts, car vous avez dit juste, dit vrai, dit de manière à épouvanter, où sont les arts ? où est la poësie ? Vous avez pris notre cause en main, à nous qui vivons de peinture, de sculpture, de beaux vers et de bonne prose, qui en faisons quelques fois ni bonne ni belle à la vérité, mais de cœur, mais de conscience, mais qui écrivons comme l’herbe pousse, parce qu’il faut que la pensée s’écoule, on deviendrait fou sans cela, il y aurait pléthore et j’ai aussi peur d’une apoplexie morale que d’une apoplexie physique. – Les arts ; la Poësie ? ils étaient dans votre moyen âge que vous peignez si bien, et dont vous dites tant de mal sans pouvoir nous en dégoûter. Vous êtes comme une jolie femme qui en vous montrant une gorge ravissante, une main divine, une jambe adorable, etc. vous prêche la chasteté et la continence. C’est notre vieille querelle que je remets sur le tapis, non, mon cher et excellent octogénaire, centenaire si vous voulez, non, je n’en viendrai jamais à préférer notre époque positive, sotte, prosaïque, épicière, à votre quatorzième siècle, si fervant, si palpitant, si flagrant d’émotion, de peur, de haine, d’amour et de dévouement. Votre Danse en est une preuve pour moi, une preuve de plus. Trouverai-je une Jehanne qui me parle d’amour et de dévotion, où trouverai-je une femme qui me sacrifiera plus que son mari, ses enfants, son honneur, sa position, sa vie, sa fortune ? une femme qui avec le présent me donnera l’éternité ? Eh bien Jehanne donnait plus que tout cela à Benjamin, elle se damnait pour lui, elle le croyait du moins et c’était tout uns – et ces émotions de joie à la danse des bohémiens, et au prêche du frère, joie ou chagrin, terreur ou folie et il y avait matière à tout cela tant ces âmes étaient grandes et fortes. Craindrez-vous pour votre enfant le sort de l’enfançon du S. de Vodrière – non, et encore une crainte de moins, et la crainte est une émotion, et les émotions c’est la vie. Somme toute Paganini sur son violon ne vaut pas Macabre sur son rebec – parce que si Paganini imite les cris des sorcières, on sait qu’il n’y a pas de sorcières. […] La scène de la danse est d’une admirable et haute philosophie. […] Et la scène délicieuse des Étuves – et cette corpulente et gluante Giborne, et ce digne seigneur de Vodrière, et Benjamin, et Schaeffer et avant ou au moins au niveau de tout, votre lépreux Malaquet, qui n’est pas lépreux, et son orgie avec Guillemette ! – Vous ne savez pas, une ignoble et crapule idée – il y a là un moment où j’ai eu envie de Guillemette. Pardon cher vieillard de ces turpitudes, vous êtes trop jeune pour comprendre ces infamies. Somme toute, votre livre m’a fait un plaisir, je veux dire un cauchemar inouï, je l’ai lu cette nuit et j’ai eu peur... peur est le mot, peur à me lever, à allumer un cigarre, et à me promener pour remettre ma pensée en mouvement, l’obstinée qu’elle était ne bougeant d’un point... qui me faisait dresser les cheveux le supplice de l’enfant »… Il suit dans les livres de Lacroix « une pensée forte, grande, neuve, qui va à son but, à son terme, qu’il y a persévérance et haut talent, et puis encore sympathie littéraire, si vous n’êtes pas clair, j’ajoute, je comprends tout, parce que je suis tout »... Correspondance générale, t. I, n° 32-19. Reproduit page précédente
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