Description
Zulma Carraud, qu’il ira bientôt retrouver à la Poudrerie d’Angoulême (il y séjournera de la mi-avril
à la mi-mai).
« Mon dieu, je voudrais bien être à la poudrerie, mais le moyen. Je n’ai pas encore un volume de réimprimé des Chouans [2e édition, Vimont 1834], j’ai encore 12 à 13 feuilles du Médecin de campagne à terminer, j’ai 100 pages à fournir ce mois-ci pour la Revue de Paris [Ferragus] ; pour achever tout cela, ne suis-je pas forcé de rester à Paris – puis les affaires d’argent dont les difficultés vont en croissant, parce que les besoins sont fixes et les recettes sont frappées d’anomalie autant que les comètes.
Mais certes, j’espère que le 10 de mars je serai à la poudrerie, car il me faut un grand mois de solitude pour achever cette Bataille qui me tracasse beaucoup. J’oubliais le 2e dixain de drolatiques [Contes drolatiques] pour lequel j’ai encore deux contes à faire dont l’un est le majeur du volume.
Je vous assure que je vis dans une atmosphère de pensées, d’idées, de plans, de travaux, de conceptions qui se croisent, bouillent, pétillent dans ma tête à me rendre fou. Néanmoins rien ne me maigrit et je suis le plus vrai pourtraict de moine qui oncques ait esté veu des depuis l’extresme heure des couvents.
Quant à l’âme, je suis profondément triste. Mes travaux seuls me soutiennent dans la vie – il n’y aura donc pas de femme pour moi dans le monde ? Mes mélancolies et ennuis physiques deviennent et plus longs et plus fréquens – tomber de ces travaux écrasans à rien, n’avoir point près de soi, cet esprit doux et caressant de la femme pour lequel j’ai tout fait…
Mais laissons cela. J’ai à vous remercier et des soins que vous prenez pour mon service et de tout ce que vous me dites de bon, vos lettres me font toujours l’effet d’une de ces belles fleurs dont le parfum réjouit ».
Il ne connaît pas Mme de Saint-Surin [femme de lettres d’Angoulême, elle sera un des modèles de Mme de Bargeton dans Illusions perdues et de La Muse du département], « pas plus que beaucoup de femmes dont on me jette les faveurs à la tête, qui se vantent de m’avoir pour amant et dont je ne connais ni le nom, ni le visage »…
Il va lui expédier la semaine prochaine son exemplaire de Louis Lambert [exemplaire sur chine relié en
velours vert, dans un coffret en marqueterie de bois précieux au chiffre Z. C., vente Drouot 29 juin 2010, n° 150, adjugé 118.000 e], pour lequel « M. Auguste » [Borget] avait « oublié de commander la boëte ;
j’y joins un exemplaire ordinaire dont vous ferez ce que vous voudrez ». Il a mangé le pâté envoyé par Zulma « avec un saint respect […], pensant à vous nécessairement mais de coeur bien volontiers »...
Il arrivera donc bientôt, « armé d’un des plus beaux livres qu’auront fait les hommes, si j’en crois mes pressentimens et ceux de mes amis, si mon bon esprit ne m’abandonne pas, enfin, si tous les si sont accomplis.
Le Médecin de campagne me coûte dix fois plus de travail que ne m’en a coûté Lambert, il n’y a pas de phrase, d’idée, qui n’ait été vue, revue, lue, relue, corrigée, c’est effrayant. Mais quand on veut atteindre à la beauté simple de l’Évangile, surpasser le Vicaire de Wakefield et mettre en action l’Imitation de Jésus-Christ, il faut piocher, et ferme ! E. de Girardin et notre bon Borget parient pour 400,000 exemplaires. Émile l’éditera à 20 sous comme un almanach, et il faut le vendre comme on vend les paroissiens »...
Après avoir fait des adieux affectueux à Zulma et sa famille, Ivan et le commandant, il recommande de presser la fabrication de son service de table (commandé au beau-frère de Zulma, le porcelainier Philippe Nivet à Limoges) : « Pressez mon service, car j’ai un dîner à donner […] Quant aux tasses je les voudrais en forme (passez moi l’expression, parce qu’elle explique la forme) de pot de nuit, élégante, pure – elle ne passe jamais de mode – les assiettes de dessert, vous le savez, doivent avoir un ornement de plus que les autres.
Je vous donne ici mon chiffre à leur envoyer, avec un B de plus néanmoins également gothique ». Et Balzac a fixé en haut de la lettre un cachet de cire rouge avec son chiffre H couronné.
La lettre avait été donnée par Zulma Carraud à son ami Émile Deschanel, qui lui a consacré quelques
pages de son livre À pied et en wagon (Hachette, 1862), où il publie cette lettre de Balzac (p. 48-51) ; depuis conservée dans sa descendance. C’est le texte quelque peu fautif du livre de Deschanel qui a toujours été repris dans les éditions de la Correspondance de Balzac (Bibl. de la Pléiade, t. I, lettre 33-31).