Lot n° 59

Marcel JOUHANDEAU. Manuscrits autographes pour Carnets de Don Juan, [vers 1940-1948] ; 360 feuillets petit in-4, la plupart écrits sur une face seulement, en 13 chemises, couverture cartonnés titrée Carnets de Don Juan. Le minotaure et divers.

Estimation : 1500 / 2000
Description
Bel ensemble de brouillons et de manuscrits de travail pour les Carnets de Don Juan, œuvre intime où Jouhandeau explore divers aspects et épisodes de son homosexualité. Les Carnets de Don Juan, « par l’auteur du Traité de l’abjection », firent l’objet d’une seule édition anonyme du vivant de l’auteur (Paris, P. Morihien, 1948). Le présent ensemble comprend des brouillons non foliotés, et des manuscrits, certains chiffrés : on relève plusieurs séries de numérotation lacunaires. Jouhandeau a barré au crayon rouge un grand nombre des feuillets, indiquant par là qu’il a repris ailleurs ce qu’il avait écrit. On y trouve, par exemple, sur deux pages, une version intermédiaire du récit que l’on connaît sous le titre « Le Centaure de Bâle ». En voici la conclusion, lourde et obscure par rapport à ce qu’on lit dans les Carnets : « Mais la merveille, ce fut, levant les yeux, comme la tête du Cheval se cachait derrière la poitrine de l’Homme, d’apercevoir sur le mur blanchi à la chaux, grâce à la complicité des ombres conjuguées de l’Homme et du Cheval, mieux qu’en imagination, en réalité le Centaure lui-même »... La plus grande partie de cet ensemble n’est pas barrée, et l’on peut présumer qu’elle est restée inédite. Des réflexions sur la moralité chrétienne et la sexualité, et l’amour dans sa vie quotidienne, y dominent. Il est très souvent question de son épouse Élise, et de ses amis Louis et Jean. Nous n’en citerons que quelques fragments. « Quelqu’un lui a dit un jour (c’est P.B., l’acteur) : – Tout le monde sait que vous êtes sans pitié même avec vous.” Je porte en moi certains penchants secrets dont elle admettait l’existence, avant de me connaître et je crois même qu’elle est entrée dans ma vie, surtout séduite par mon drame, attirée par la forme qu’il prenait. Loin de se montrer intransigeante à l’égard de mes faiblesses, tout le temps que nous étions libres vis-à-vis l’un de l’autre, elle s’est plu même à les flatter la première et rien de ce qu’on a pu lui dire de ma “nature” ne l’a détournée de moi, ne l’a fait hésiter à devenir ma femme, mais dès qu’elle le fut, pour mieux me morigéner, s’ériger devant moi chaque jour davantage en juge sévère et impitoyable implacable la moins susceptible de composition, pas d’illusion à me faire ; avec elle, comme avec les tyrans, je n’ai de ressource que dans la dissimulation, dans le mensonge [...]. Il ne nous est possible de vivre en paix ensemble que si elle ignore “le monde de sentiments et de sensations”, où je me meus, dont je ne saurais me passer, sans périr »... « Je ne me suis jamais permis ni de renoncer à “mon Péché” ni de m’habituer non plus à lui et ce qui me caractérise à la fin, ce n’est peut-être que ce balancement harmonieux entre le Bien et le Mal, que cette part mesurée que j’ai su faire à l’un et à l’autre, au Meilleur et au Pire, comme on échappe à un double Danger, aussi bien aux déformations du Vice qu’à celles de la Vertu. Ainsi ai-je pu demeurer humain dans le plus sensible équilibre [...]. Qui m’approuvera ? Qui osera me donner en exemple ? Il appartient à si peu d’hommes de porter leur corps et leur âme, comme moi, familier et solennel, à travers Cieux et Enfers, aussi prompt à toutes les hardiesses que justifient la ferveur et l’enthousiasme qu’éloigné de toute compromission avec la lâcheté, la honte ou le dégoût »... « 11 Sept. [40 biffé] mercredi. Retour de L. Nuit passée entre lui et Élise à ne pas dormir. Fatigue aujourd’hui. Ce que son retour de Suresnes m’apporte de tristesse. Grand Dieu, qu’ai-je fait de moi ? Tomber entre les mains de ce petit garçon qui me traite quand nous sommes seuls comme un dieu et dès qu’il y a du monde, comme un paquet. [...] Dimanche. Luxe de posséder un être, un être à soi, chez soi que l’on peut voir sans cesse, toucher, dont on dispose comme d’un secret, comme d’un objet, comme d’une image, comme d’une statue et il n’y a pas de chef-d’œuvre qui vive, qui bouge ainsi, qui s’habille, se déshabille devant vous, qui parle. Il va, vient nu, à demi nu, chante, raisonne, rit, sourit autour de la table du soir au matin, du matin au soir, projetant sur votre page son ombre, en même temps qu’il éclaire, illumine tous les gestes que vous faites, votre visage – au passage, votre corps et ses replis cachés, votre âme ; il est leur Soleil. Astre à votre usage qui occupe la chambre et le regard ; il a juste la mesure qu’l faut pour s’y mouvoir aisément : c’est une danse privée que ses moindres démarches et comme une fresque toujours nouvelle qu’il décrit le long des murs ; et tout d’un coup – cesse la sarabande ; de marbre, il se rassemble, s’immobilise quelque part et s’endort dans votre vie »... « Ce matin, étrange confusion dans nos propos ; je lui confie qu’il me ramène insensiblement par la seule douceur de sa présence, à “la normale”, “à Élise”, mais comme il n’a pas entendu ce que je voulais dire, il se récrie : “En effet, tu n’as jamais su vivre selon ta Loi, selon ta “normale” à toi [...] Tu as considéré tes appétits, tes désirs comme des monstres et tu as décidé non pas de régler leurs exigences, mais de les contrarier : et tu n’as rien trouvé de mieux que d’entrer dans l’ordre du mariage auquel rien ne te préparait ni ne te destinait, où tous les pores de ta chair ont connu la torture, celle de manquer de l’air, de l’atmosphère où seulement ils respirent. Ainsi n’as-tu réussi qu’à y pousser ce cri exaspéré par la présence continuelle de la Femme que sont tes Chroniques... Avec moi, tu vis avec ce que tu aimes, tu me vois sans cesse autour de toi aller, venir, me dévêtir, me vêtir ; que je sois nu ou habillé, ton regard me suit avec une sorte d’extase et bien qu’il ne se passe rien qu’entre ta femme et toi, c’est avec moi, – c’est de moi que tu vis et c’est au bonheur que je te donne que tu dois celui qu’elle paraît te donner et celui qu’elle reçoit de toi. Sans moi, vous seriez comme séparés. Votre vie ne devient possible et heureuse que parce que je suis là »... « Elle m’appelle devant lui, avant de s’endormir : – Mon Sardanapale, mon Nabuchodonosor, mon Hérode”. Et elle se réveille, quand il dort, pour me caresser et que je la prenne, comme si elle voulait surtout tromper quelqu’un avec moi et qu’il en fût informé – au moins dans son sommeil. Le lendemain, la musique de nos soupirs et de nos gestes qu’il aura perçue mystérieusement le visitera, devant nous et elle triomphera et le triomphe de l’une, l’inquiétude de l’autre me mettront à la torture »... « Je comprends maintenant pourquoi elle aime tant Louis et pourquoi elle dit tant de bien de lui : c’est la seule manière qu’elle ait de médire de Jean et de le haïr. Mais le comble de l’ironie, c’est qu’elle ne médit de Jean et ne le hait tant que parce qu’elle croit que c’est avec lui que j’ai passé la soirée de vendredi sans elle, quand ce n’est qu’avec Louis qu’elle adore et félicite que j’ai fait tout le mal. Me voilà bien vengé »... « J’ai écrit à L. que s’il est le Minotaure, je suis peut-être Thésée, qu’il est bien libre de se créer un entêtement contre moi, des limites avec moi ; que je suis, moi aussi, farouche, intransigeant et qu’à se devise terrible j’oppose la mienne aussi terrible. Que s’il entend se partager entre Élise et moi et ne rien me donner que d’accord avec elle ou que ce qu’elle nous accorde le droit de prendre, je refuse tout »... On joint le tapuscrit avec corrections autographes par Jouhandeau et Jean Paulhan d’une « Table des matières pour l’Essai sur moi-même (Lausanne, Marguerat, 1946 ; 10 p. in-4). Reproduction page ci-contre
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