Lot n° 76

FLAUBERT (Gustave). Madame Bovary. Mœurs de province. Paris, Michel Lévy frères, 1857.

Estimation : 100 000 / 120 000 €
Adjudication : 101 600 €
Description
In-12, demi-chagrin brun avec coins, reste des plats recouvert de percaline beige, doubles filets dorés et à froid, dos orné, doublure et gardes de papier moiré blanc, tranches dorées, chemise demi-maroquin brun et étui modernes (Reliure de l'époque).
Carteret, t. I, p. 263. - En français dans le texte, n°277.
Édition originale.
Elle est dédiée à Louis Bouilhet, poète et ami de l'auteur, et à Jules Sénard, défenseur de l'auteur dans le procès de Madame Bovary en janvier-février 1857.
L'ouvrage avait d'abord paru en livraisons dans les colonnes de la Revue de Paris entre le 1er octobre et le 15 décembre 1856.
Un des rares exemplaires imprimés sur papier vélin fort, probablement d'un tirage à 75 exemplaires que Flaubert se réserva presque tous pour les offrir à ses amis et à ses connaissances.
Précieux exemplaire offert à Madame Le Poittevin, portant sur le faux-titre cet émouvant envoi:

à Me Lepoittevin
acceptez ce livre, chère Madame
au nom de l'affection que vous
m'avez toujours portée et
aussi (et surtout !) au nom
du souvenir. S'il vivait
encore c'est à lui qu'eut
été dédié ce travail. Car la place
est restée vide dans mon
cœur, et l'ardente amitié
n'est pas éteinte.
Mille bonnes tendresses
Gustave Flaubert.

Marie-Anne-Victoire Thurin (1794-1866) avait épousé en 1812 Paul Le Poittevin (1778-1850), un manufacturier de coton fortuné établi à Rouen. Amie proche de Caroline Fleuriot, la mère de Flaubert, avec qui elle avait vécu au pensionnat de Honfleur, elle était la grand-mère maternelle de Guy de Maupassant.
La personne désignée avec respect par le pronom il souligné, n'est autre qu'Alfred Le Poittevin, le fils de la dédicataire, l'ami d'enfance, le confident intime et le compagnon le plus cher de Flaubert.
Poète et avocat au barreau de Rouen, sa ville natale, Alfred Le Poittevin (1816-1848) fut sans aucun doute celui qui occupa le plus de place dans le cœur de Flaubert, son cadet de cinq ans. Une amitié très profonde et marquante liait les deux hommes, et Alfred fut pour Gustave bien plus qu'un ami et un grand frère: cher et doux ami lui dit un jour Gustave, (il devrait y avoir un autre mot, car tu n'es pas pour moi un ami comme on l'entend, même les meilleurs), tu m'affliges quand tu me parles de ta mort. Songe à ce que je deviendrais. Âme errante, comme un oiseau sur la terre en déluge, je n'aurais pas le moindre rocher, pas un coin de terre, où reposer ma fatigue (lettre du 13 mai 1845).
Il fut l'homme que j'ai le plus aimé au monde confiera tout simplement l'écrivain en novembre 1857 à sa correspondante Marie-Sophie Leroyer de Chantepie.
En mai 1846, l'annonce du mariage entre Alfred Le Poittevin et Louise de Maupassant sonna la fin de l'intimité avec Flaubert, lequel fut très déçu et se sentit abandonné, voire trahi par cet ami qu'il chérissait plus que tout et avec qui il avait tant partagé: Je crois que tu es dans l'illusion [...]. Es-tu sûr, ô grand homme, de ne pas finir par devenir bourgeois lui rétorqua l'écrivain.
Deux ans plus tard, Flaubert fait face à la mort prématurée de son ami, décédé d'une longue maladie du cœur en avril 1848: Alfred est mort lundi soir à minuit. Je l'ai enterré hier et je suis revenu. Je l'ai gardé pendant deux nuits (la dernière nuit, entière), je l'ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d'adieu et j'ai vu souder son cercueil. J'ai passé là deux jours... larges. [...] Quand il a été ainsi arrangé il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses linges et j'ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment de joie et de liberté pour lui. [...] deux ou trois oiseaux ont chanté et je me suis dit cette phrase de son Bélial: «Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil naissant...», ou plutôt j'entendais sa voix qui me le disait et toute la journée j'en ai été délicieusement obsédé. [...] Voilà, pauvre vieux, ce que j'ai vécu depuis mardi soir. J'ai eu des aperceptions inouïes et des éblouissements d'idées intraduisibles. Un tas de choses me sont revenues avec des chœurs de musique et des bouffées de parfum. [...] Adieu, pauvre cher vieux. Mille tendresses. Je t'embrasse et j'ai une rude envie de [te] voir car j'ai besoin de dire des choses incompréhensibles écrivit Flaubert, bouleversé, à son ami Maxime Du Camp le 7 avril 1848.
Le souvenir d'Alfred hanta Flaubert pour le reste de ses jours comme le montre notamment cette touchante lettre qu'il adressa le 8 décembre 1862 à Laure de Maupassant, la sœur d'Alfred: Ta bonne lettre m'a bien touché, ma chère laure; elle a remué en moi de vieux sentiments toujours jeunes. Elle m'a apporté, comme sur un souffle d'air frais, toute la senteur de ma jeunesse où notre pauvre Alfred a tenu une si grande place ! Ce souvenir-là ne me quitte pas. Il n'est point de jour, et j'ose dire presque point d'heure où je songe à lui. [...] Je n'ai ressenti auprès d'aucun d'eux l'éblouissement que ton frère me causait. Quels voyages il m'a fait faire dans le bleu, celui-là ! et comme je l'aimais ! Je crois même que je n'ai aimé personne (homme ou femme) comme lui. J'ai eu lorsqu'il s'est marié, un chagrin de jalousie très profond; ç'a été une rupture, un arrachement ! Pour moi il est mort deux fois et je porte sa pensée constamment comme une amulette, comme une chose particulière et intime. Combien de fois dans les lassitudes de mon travail, au théâtre, à Paris, pendant un entracte, ou seul à Croisset au coin du feu, dans les longues soirées d'hiver, je me reporte vers lui, je le revois et je l'entends ! je me rappelle, avec délices et mélancolie tout à la fois, nos interminables conversations mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos lectures, nos rêves et nos aspirations si hautes ! Si je vaux quelque chose, c'est sans doute à cause de cela. J'ai conservé pour ce passé un grand respect; nous étions très beaux; je n'ai pas voulu déchoir.
Exemplaire exceptionnel par son envoi si personnel. Il est à classer parmi les plus importants des exemplaires en grand papier.
Il nous apprend en effet que Madame Bovary aurait pu être dédié à Alfred Le Poittevin si celui-ci n'avait pas été emporté prématurément par la maladie. Finalement, le chef-d'œuvre flaubertien sera en partie dédié à Louis Bouilhet (1821-1869), poète normand et ami de l'auteur.
L'exemplaire est cité sous le n°21 de la liste établie par Lambiotte, «Les exemplaires en grand papier de Madame Bovary» in Les Amis de Flaubert, 1958, bulletin n°13.
Le feuillet de dédicace à Sénard (ici mal écrit avec un t final, une des caractéristiques de premier tirage) est relié avant le faux-titre. Le faux-titre est conservé à toutes marges avec le bord replié. Quelques rousseurs claires.
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