Lot n° 308
Sélection Bibliorare

Jean-Paul SARTRE (1905-1980). Manuscrit autographe, [vers 1960] ; 19 feuillets in-4 écrits au recto sur papier quadrillé (quelques légères fentes marginales).{CR} Fragments de brouillon philosophique, se rattachant au travail pour la Critique...

Estimation : 4 500 / 5 000
Description
de la raison dialectique (1960), restée inachevée.{CR} Rédigé à l’encre bleue sur papier quadrillé, le manuscrit est incomplet, et il semble y avoir de peu continuité directe d’une page à l’autre. Il pourrait s’agir de pages écartées après réécriture ou nouvelle élaboration. Nous y retrouvons certains des thèmes qui constituent la matière des principaux ouvrages de Sartre : la dialectique matérialiste, la notion de totalité, l’étude du collectif et de l’individualité, la lutte des classes, l’« humanisme du travail », le marxisme, une critique de Pierre Naville, qui fut le principal contradicteur de Sartre en 1945 lors de la conférence L’Existentialisme est un humanisme, puis en 1956, lors du débat ouvert par la crise du Parti Communiste et les tentatives pour former un front commun de la gauche… Nous n’en reproduirons ici que quelques extraits.{CR} « Y a-t-il une totalité historique ? Oui et non : totalité matérielle des choses et des hommes. Il suffit qu’il y ait des hommes sur la planète pour qu’elle ait existé. [...] Et cette totalité se totalise. C’est elle qui rend possible cette fausse unité dialectique des activités individuelles, c’est elle qui la reflète en intégration. De ce point de vue toute réalité historique doit faire l’objet d’une double étude régressive et progressive [...] On pourra autrement adopter le point de vue marxiste sur la faculté des conditions matérielles à la condition de constater que cette matérialité est nécessairement humaine : le mode de production crée les relations de production et celles-ci les superstructures dans la mesure même où l’homme réagit à la rareté, dans le cadre de la lutte des classes [...] Si l’on amorce une enquête, par exemple, sur le comportement de telle ou telle catégorie d’individus en telle ou telle circonstance, on posera la circonstance comme le facteur invariant et universel : c’est elle qui sert de lien extérieur aux personnes puisque c’est elle en effet qui détermine les variations étudiées toute chose égale d’ailleurs, quant aux réactions individuelles, elles sont étudiées une à une, en tant qu’elles ne se sont pas mutuellement conditionnées, en tant qu’elles représentent une réponse individuelle et strictement moléculaire à un inducteur généralisé. Bien entendu les catégories d’individus examinés seront définies socialement : mais c’est que tout est social y compris l’âge ou la couleur des cheveux. Ainsi la réaction de chacun sera-t-elle la marque d’un certain indice de réfraction propre à sa condition, à son métier, à son âge etc. Mais, dans la mesure où nous envisageons chaque personne comme produit isolé de facteurs universels, elle offrirait –par rapport à sa voisine – comme une particule de caractères différents ou identiques et qui ne peut avoir d’action sinon mécanique : la sommation des réactions à tel fait politique constitue en effet un poids au sens propre du terme et le gouvernement l’appréciera comme tel. De même il est possible d’étudier statistiquement le problème de l’opinion publique : on peut établir des relations précises et quantifiables qui nous donneront par exemple le cheminement d’une nouvelle (quand elle n’est pas annoncée par les informateurs ordinaires, radio, journaux, etc) la vitesse de propagation, les agents de transmission¸ les déformations subies par le contenu de l’information en cours de route, etc, etc. »…{CR} Sur la lutte des classes : « Il est parfaitement exact d’ailleurs que le sous-groupe dominant, en tant qu’il veut conserver sa domination sur l’autre, doit poursuivre son intégration avec la plus grande rigueur et que le recours au tiers institutionnalisé est une défense contre la récurrence circulaire et les divisions internes ; ainsi le sous-groupe qui domine subit le pouvoir, expression de sa praxis dominatrice, comme sa propre impuissance et comme son comité inerte à l’intérieur de lui-même et avec les sous-groupes asservis ou exploités au sein de la totalisation. […] Il existe des pouvoirs qui ne tirent pas leur origine de conflits sociaux, à l’intérieur du groupe. Par exemple celui qui hiérarchise et unifie par rapport à l’entreprise commune un groupe de techniciens d’une même classe (une équipe d’ingénieurs, une équipe de savants dans une société quelconque). Et Lévi-Strauss a montré le rôle et les pouvoirs du chef dans les sociétés indiennes (au Brésil) où les différenciations du groupe ne sont pas assez poussées pour aboutir à des oppressions ou à des confrontations. Dans ces différents cas, l’institutionnalisation du tiers est la conséquence simple de la lutte contre la dispersion circulaire ; ou, si l’on préfère, l’action des individus se subordonne au projet d’un individu dans la mesure ou la praxis collective se construit sur le modèle d’une praxis individuelle. L’institutionnalisation du tiers transforme celui-ci en tant que personne en individu collectif »…{CR} Sartre s’applique à contredire les thèses de Naville : « Cependant M. Naville ne peut faire qu’il ne soit aussi un certain homme, un intellectuel petit-bourgeois, vivant à une certaine époque, dans un certain pays, avec certaines connaissances et certaines erreurs et fondant des orgueilleuses certitudes sur le travail des autres (savants, philosophes, etc). Comment s’accommode-t-il de ce dédoublement de personnalité ? Car enfin s’il s’est dissout dans le monde en tant que personnage empirique et si la dialectique est un mouvement absolu qui traverse l’homme à partir de l’univers, il sera en face de sa propre histoire aussi incertain qu’en face de la nature : la loi n’engendre pas d’elle-même de connaissance, bien au contraire elle est d’autant moins connue qu’elle est subie. Autrement dit, l’homme ne peut connaître la dialectique que s’il la fait. La succession passive des déterminations même si elles s’enregistrent dans un centre de réactions différées ou dans un transformateur d’énergie pourra susciter des comportements discontinus, à la rigueur des idéologies aberrantes, expressions plus ou moins symboliques des peurs, des désirs et des intérêts mais dans cette mesure même les pensées ne seront que des objets gouvernés de l’extérieur. Et la violence avec laquelle M. Naville les exprimera ne traduira nullement leur évidence, au sens logique du terme, mais sa vanité ou ses passions. Si sa pensée empirique n’est qu’un objet, il faut une autre pensée pour la penser. Voici donc ce behaviourist pourvu de deux pensées dont l’une pense l’autre »… Sartre convie au même titre Engels et sa fausse affirmation « qu’il y a une Dialectique de la Nature portée sur la totalité des phénomènes matériels »… Etc.{CR}
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