Lot n° 194

PEREC (Georges). 5 manuscrits autographes, 3 tapuscrits (2 corrigés), et lettre dactylographiée, [vers 1959-1963].

Estimation : 4000 / 5000
Adjudication : Invendu
Description
Notes de lecture autographes à l’encre bleue (1 page in-fol. à en-tête des éditions musicales Durand & Cie) : liste de 9 citations de L’Éducation Sentimentale de Flaubert pour Les Choses, avec références des chapitres et pages : « Trois assiettes de faïence décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques », « L’appartement étroit qu’éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé [recouvert de velours rapeux] occupant au fond l’intérieur d’une alcôve »… Etc. 4 manuscrits de notes et projets pour la revue La Ligne Générale, mars-juin 1959 et s.d. (sur 1 page in-4 chaque). — Situation de la culture, 9 mars 1959. « Panorama des revues – Pauvreté générale », qui se retrouve dans la littérature « absurde / fx épique (et mvs socialisme) / assouvissement », comme dans la peinture (« 1 Abstrait / 2 Buffet (confusion des valeurs, dérision de Gruber, et semi peinture Fougeron) / 3 Brianchon Chapelain-Midy Brayer ») ou le cinéma : « 1 Chabrol / 2 Malle (Les Amants »… — Roman, 20 juin 1959. Sur le « fonctionnement du groupe » : on prévoit 2 séances par mois. « Préparation pour Février 60 d’un numéro spécial consacré au roman français contemporain (1957-1959) » ; « Fichier Roman : dépouillement des revues ; lecture des romans (notes, fiches) »… — « 1 Réveiller les autres. / 2 Quels autres – la gauche actuelle – ceux qui ont besoin d’être réveillés. / Comment 1 critique – la merde – formuler les exigences d’une culture nouvelle »… — « De quoi on se bébarrasse / II Vers quoi l’on va. I a) capitalisme b) socialisme c) croyance au marxisme. Foi dans le communisme, refus des dissidences. Totalitarisme »… Etc. La Ligne Générale, « manifeste ». Deux projets (1 et 2) de manifestes dactylographiés avec ratures autographes, le second entièrement biffé (1 page et demie et 3 pages in-4). Entre 1959 et 1963, Perec et quelques-uns de ses amis échafaudèrent longuement un projet de revue littéraire, La Ligne Générale [en référence au film d’Eisenstein], qui ne vit jamais le jour. – Projet 1 : « L’accoutumance à la médiocrité nous effraie. Le panorama de la culture française contemporaine laisse apparaître une extraordinaire confusion des valeurs. Nous avons attendu une culture qui soit une réconciliation entre l’homme et le monde, et non pas un jeu de société soigneusement policé ; une culture qui rende compte, et du monde, et de l’homme, qui soit le reflet quotidien d’une adéquation possible, au-delà des contradictions multiples qui déchirent l’univers dans lequel nous vivons, et que, seule, par une élucidation totale, une prise de conscience révolutionnaire peut faire éclater. […] Nous voulons réagir. Et nos exigences sont immenses. À la mesure de notre appétit de bonheur, de notre soif de cohérence, de notre foi dans le monde. Immenses, parce que nous savons trop bien que ce ne sont pas les projets médiocres qui manquent, mais plutôt les projets ambitieux »… – Projet 2 : « Nous ne comprenons pas qu’il faille une grève de métro pour permettre à Monsieur Raymond Queneau d’écrire un roman. Nous ne savons pas pourquoi des tas de gens admirent des toiles monochromes. Nous ne croyons pas qu’une histoire d’amour commence dans un parc, au clair de lune, sur une musique de Johannes Brahms, ou mieux, nous émettons des doutes sur sa cohérence et sa beauté. Nous ne comprenons pas pourquoi un ambassadeur de France estime qu’il faut protéger les éléphants, ni pourquoi l’on a dit que c’était la définition de l’humanisme. Nous ne voyons pas pourquoi il faut applaudir les acteurs qui font descendre les décors du plafond au lieu de baisser le rideau ou d’éteindre la lumière. Nous n’avons pas encore saisi la signification du paquet de gauloises bleues que Monsieur Alain Robbe-Grillet décrit aux quarante premières pages de son second roman »… Etc. Projet de Diplôme. Les choix du roman français aux alentours des années cinquante. Contribution à une analyse critique du roman français contemporain. Tapuscrit du plan détaillé pour un projet de mémoire (4 pages in-4), jamais rédigé, soumis à Lucien Goldmann suite au séminaire sur la sociologie de la littérature que ce dernier présenta en 1963. Ce projet comprend 4 parties : I Position du problème ; II But de la recherche ; III Méthodes envisagées ; IV Indications bibliographiques. « Les vues d’ensemble sur la littérature française contemporaine expriment toutes, plus ou moins explicitement, une curieuse croyance en une sorte de fatalité de l’évolution romanesque. Tout se passe comme si trois phénomènes romanesques globaux ayant valeur d’entités : le roman engagé, la jeune droite, le nouveau roman, s’étaient succédé logiquement et nécessairement comme courants prépondérants de la littérature française. Cette perspective est justifiée dans la mesure où l’on a pu déceler, d’année en année, sinon au niveau de la production, du moins au niveau de la vie littéraire (création de revues, prises de position, déclarations, manifestes, etc…) la formation de groupes, de tendances, d’écoles plus ou moins spécifiques. […] Il me semble surtout qu’une telle perspective ne saisit pas les phénomènes littéraires au niveau de leur émergence, mais au niveau de leur systématisation, voire au niveau d’une justification a posteriori : d’une certaine manière, on peut penser que, de même que l’on juge aujourd’hui toute œuvre selon qu’elle appartient ou non au nouveau roman, toute l’histoire de la littérature française contemporaine n’est que l’histoire de l’inéluctable naissance du nouveau roman ; on n’a retenu de l’histoire littéraire antérieure au nouveau roman […] que ce qui exaltait sa nécessité ; c’est ainsi que l’on n’a retenu du roman engagé que le caractère politique, et qu’on ne lui a opposé que la jeune droite […] suscitant ainsi un couple engagé-dégagé dans lequel on a vouloir voir l’expression définitive du roman français de 1945 à 1955, et vis-à-vis duquel le nouveau roman apparaît sans peine comme un prodigieux dépassement »… Double dactylographié de la longue lettre du 30 mai 1961 écrite à Régis Debray depuis la Tunisie (3 pages in-4, dernière page manquante), relative aux raisons de son départ pour la Tunisie et aux velléités de départ de son ami. « Un voyage à Tozeur et un examen à Tunis m’ont bouffé toute ma semaine dernière ; je n’ai même pas pu écrire. […] Dans ta lettre, une chose m’étonne : ton attrait et ton horreur. J’essaye de me représenter (remémorer la scène) : tu débarques, il est huit heures du soir. Un grand appartement plus ou moins meublé, la nostalgie visible de notre bonne vieille civilisation occidentale (reproductions, journaux…) et une foule de mots croisés jonchant la natte. Tu en infères, après quelques minutes de conversation et la découverte de mon bureau (fiches, dossiers, revues) un exil spécifique, qui te touches vraisemblablement beaucoup et que tu caractérises ainsi : recherche des profondeurs, entreprise de solitude, voie d’abstraction, horrible enchiement. Ceci m’a fait réfléchir. En ce qui me concerne, tu te trompes. Ensuite ? Quelle est ma véritable situation ? […] C’est donc ainsi que j’ai été amené à me demander pourquoi je suis parti de France, question qu’à vrai dire je ne m’étais jamais posée »… Etc. Citons encore la fin de la 3e page : Un dernier mot : l’exil est presque toujours une expérience décevante ; peut-être pour ceci : qui que tu sois, où que tu sois, quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, qui que tu voies, sitôt passé la frontière, tu seras d’abord et surtout français avec tout ce que ça implique… (brr, brr, brr…) » [Lettre publiée dans Carnet de route de Régis Debray (Quarto, Gallimard, 2016), et dans le Cahier de l’Herne Perec (2016).]
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