Lot n° 120

Francis JAMMES. 12 L.A.S., 1898-1912, à son ami Raymond Bonheur à Magny-les-Hameaux ; 10 pages in-fol. et 21 pages in-8, la plupart avec enveloppe (une lettre incomplète de la fin, 3 enveloppes supplémentaires).

Estimation : 1800 / 2000
Adjudication : 1 800 €
Description
Très belle correspondance amicale et littéraire adressée au musicien-poète Raymond Bonheur (1856-1934), l’ami d’Albert Samain qui mourut chez lui à Magny-les-Hameaux près de Chevreuse. [Orthez 6 mai 1898]. Il apprend par Van Bever que son livre [De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir] vient de paraître mais il ne l’a lui-même pas encore reçu. « J’écris à Samain pour mettre encore à contribution son inépuisable bonté ». Il prie Bonheur de passer au Mercure retirer les exemplaires qui doivent revenir à Eugène Carrière, Octave Mirbeau ainsi qu’à lui… [2 novembre 1900]. Il a été contacté par le jeune Bocquet de Lille au sujet d’une souscription pour un buste en mémoire d’Albert Samain. Il engage Bonheur à venir à Orthez : « la douceur d’automne, ici, conviendrait à la convalescence d’âme où vous entrerez bientôt. La mort des plus aimés se fait sentit peu à peu moins cruellement, en ce sens que c’est comme si nous pressentions qu’il a gagné le milieu de la forêt »… [24] février 1901. Il le remercie pour sa lettre : « Combien vous pénétrez dans mon âme. Pour moi votre opinion prime toutes les autres. Il y a dans la sympathie que vous me donnez, une chose plus haute et qui m’est plus sensible que l’admiration qui l’accompagne – il y a une amitié que vous inspire la compréhension de mon être intime »… Il évoque le titre de son prochain recueil qu’il annonce comme Poésie en tête du Deuil des Primevères, et le conseil de Bonheur de revenir à l’ancien titre : Et c’est ça qui s’appelle la vie, qu’il se décide à utiliser comme épigraphe [ce sera finalement Le Triomphe de la vie] ; l’Élégie à Samain va ouvrira le recueil… 1er juin 1901. « Quel sacré métier que celui de poète ! Me voici, depuis des jours, à ce sujet, dans une angoisse qu’il faut bien que je confie à quelqu’un. Et c’est à vous. Je suis tordu par l’indécision où je suis de publier Poésie ou pas », dont la parution est programmée pour octobre. Ce n’est pas l’audace qui lui fait défaut : « Voici le mois de l’année où je produis le plus et le mieux car, il est vraiment bizarre que je mûrisse comme les plantes, à une époque déterminée : un peu avant la semaille du maïs jusqu’à sa récolte. Or, je fais en ce moment une œuvre si belle, si étendue, si pure, si parfaite que je juge en tremblant toute l’imperfection de Poésie. Vous en lirez le début à L’Ermitage [Jean de Noarrieu]. Me voici donc troublé, angoissé. Et mon angoisse s’augmente, mon trouble s’augmente de la sérénité de l’œuvre nouvelle que je sens peser en moi. Je souffre »… Il a hésité à se confier à lui : « Vous du moins, vous accepterez sans observations, sans récriminations, sensible à d’analogues scrupules, la détermination que je vais prendre. Il ne faut point que Poésie paraisse ». Il charge Bonheur de l’annoncer à Vallette, de récupérer son manuscrit au Mercure, et d’expliquer à ses amis (dont Gide) cette décision « dont je ne veux point qu’ils me parlent » […] Je ne veux pas une remarque à ce sujet, ni un regret, ni même une approbation »… 18 octobre 1904. Il a été plongé dans la neurasthénie… « Je travaille. […] j’ai fait un très important poème Le Poète et sa femme ». Il vient d’écrire une préface pour le prochain livre de Colette Willy [Dialogues de bêtes], et un article intitulé Vieille France. Je reprendrai aussi mes notes philosophiques (titre provisoire) que vous aimez. Gide aime passionnément »... [28 août 1905]. « Que je pense à vous durant ce jour où j’écris une œuvre qui plus qu’aucune, et au-delà de tout ce que vous avez lu de moi, fera frémir votre cœur. Mon ami, mon cher ami, c’est à vous que je songeais pour entendre les 4 premières pages. C’est Claudel qui les a entendues. Il dit qu’il n’est point d’expression pour dire leur beauté, que ce n’est plus du ressort de la critique »… 30 mars 1906. Il a appris la mort d’Eugène Carrière, et déplore que certaines personnes malveillantes aient profité « des angoisses où la situation précaire des siens devait tenir Carrière pour le “gagner”. Les pions qui l’ont entouré vont se servir de ce génie et le brandir comme un épouvantail dans les champs de la maçonnerie. Carrière était catholique d’instinct […] J’écris des choses si belles depuis peu de jours qu’il me semble que je vais renaître »… 5 avril 1906. Il ne peut répondre à sa dernière lettre, trop cruelle ; il avait une grande affection pour lui. Il lui renouvelle malgré tout l’expression de son respect « puisque vous ne croyez plus à ma tendresse »… Il lui fait promettre de ne pas avoir de paroles amères à son sujet « quand le monde apprendra que c’est fini entre nous » et s’engage à faire de même. Cette nouvelle épreuve lui confirme que « la mort possède de belles et calmes contrées ». Bonheur le rend responsable de ce qui l’a ému : « Je crois encore que Carrière a subi des influences qui, peu à peu, et parce qu’elles lui furent dévouées, l’ont séduit. Ces influences, à peu d’exception près, ne représentent qu’un seul état d’esprit, terrible à mon sens parce qu’il proclame l’arrêt de la Vie. Je crois encore que Carrière, servi par un autre milieu et d’autres circonstances se fût différemment et plus naturellement développé. Ce m’est une chose pénible que des hommes comme lui meurent ainsi et qu’ils ne laissent à certains, autour d’eux, que l’espoir d’une survivance diffuse »… Burgos 22 mai 1907. Il pense à lui : « Si j’avais à choisir ici un compagnon, ce serait vous. Gide fut trop intelligent un jour que je lui écrivais avoir voyagé avec un jeune homme qui lui ressemblait. Cela le vexa. Pour vous, mon ami, ma grande joie a été hier, dans un très misérable monastère, de faire connaissance avec un franciscain expulsé qui vous ressemblait »…Il n’a confié à personne qu’il écrivait Soledad : « Il y a des années que je la rêve. Il semble qu’elle vienne aujourd’hui »… Orthez 13 mai 1911. Il travaille beaucoup. « Ma sorte de gloire fait assez de tumulte autour des Géorgiques ». Il annonce la parution prochaine des 3e et 4e chants… Il entend parler de la musique de son ami en des termes élogieux : « Il y a là le symptôme d’une gloire dont jusqu’ici l’on a été pour vous trop avare »… 27 décembre 1911. Vœux pour la nouvelle année. Il continue à travailler à ses chants : « Il y a beaucoup de mauvais vouloir à mon endroit de la part de quelques-uns – mais combien la compréhension de certains, dont vous, me comble du mépris de ceux qui feignent de ne pas admirer et de ceux qui ne le peuvent »… Plus il avance dans son ouvrage plus il sent qu’il a « soulevé là d’énormes pieux pour construire l’édifice. […] Je n’ai point compliqué la vie de mon poème [Feuilles dans le vent] et si j’en suis arrivé à une telle expression de simplicité, c’est qu’il se ressent de l’adhésion que mon intelligence a donné à ce qui me rend le monde clair »… 2 août 1912. Fontaine lui a écrit d’excellentes et flatteuses nouvelles de lui… « Il semble que vous possédiez cette sagesse qui jauge la gloire comme il sied. Ne vaut-il pas mieux, puisque aussi bien l’avenir seul rend vraiment justice que vous soyez préservé par une certaine solitude et une certaine inattention du public de tant de couleuvres qu’il me faut avaler, à commencer par l’énorme boa que me décerne Faguet dans la Revue d’hier » [à propos des Géorgiques chrétiennes]…
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