Description
Membre du félibrige, écrivant en provençal et en français, le poète et critique d'art Joachim Gasquet était le fils d'Henri Gasquet, un camarade d'école de Cézanne, et devint lui-même son ami. Il fréquenta assidûment le peintre de 1896 à 1900, puis s'en éloigna. Vers 1912-1913, il écrivit sur lui des souvenirs, publiés en 1921 : malgré les difficultés d'interprétation qu'il pose, Cézanne de Joachim Gasquet demeure une des sources majeures sur la personnalité du peintre.
Paul Cézanne peignit des portraits d'Henri Gasquet, de Joachim Gasquet et de l'épouse de celui-ci, la femme de lettre Marie Girard, filleule de Frédéric Mistral.
« Je sors de votre Michelet l'esprit battant et le pouls fiévreux d'enthousiasme. En poète, vous parlez de ce grand poète. En médecin, vous montrer la plaie féconde de son amour et le pathétique de son erreur. Michelet est partout présent dans les pages lyriques que vous lui consacrez, votre style est animé de sa vie propre, et l'on vous aime de si bien l'aimer. [Cet article, paru le 1er novembre 1909 dans le périodique Portraits d'hier, serait intégré par Élie Faure en 1914 dans son recueil Les Constructeurs] J'attends à présent votre Cézanne avec impatience. [Élie Faure consacra plusieurs études à Paul Cézanne :
un premier article dans Portraits d'hier du 1er mai 1910, dont il est question ici et qui serait intégré en 1914 dans son recueil Les Constructeurs ; un second article dans L'Art décoratif du 5 octobre 1911 ; et une monographie complète en 1923, chez Crès.]
Ne croyez pas que je ne veuille vous parler de lui. Nous devons, nous, mettre nos idées en commun ; puisque nous ne pouvons encore partager notre pain, donnons au moins tout ce qu'on ne cadastre pas, nos pensées, nos amours, notre vertu. Je ne crois pas que Cézanne soit allé en Espagne. Ni lui, ni les siens n'ont jamais fait allusion à ce voyage.
Mais il connaissait Greco. Il m'a notamment parlé un jour de L'Enterrement du comte d'Orgaz, à propos de Manet.
À mon avis, pourtant, il n'avait vu que très peu de reproductions du Greco et je ne crois pas qu'il l'ait subi.
Ce qui paraît être de Greco en lui, lui viendrait plutôt de Signorelli pour qui il avait un véritable culte [le peintre italien Luca Signorelli, vers 1450-1523].
Le dessin du Louvre, l'homme portant l'autre, était cloué dans sa chambre, à Aix. Il me le montrait avec des larmes d'enthousiasme. Mais ces questions d'influence sont si mystérieuses. Les dernières années de sa vie, il méditait surtout le Poussin. Il voulait composer de grands paysages animés, à la manière du grand classique, en y ajoutant tout le frisson moderne.
Il y a notamment, chez Bernheim (à leur hôtel), une moisson d'une plénitude dorée qui se rapproche beaucoup de cet idéal. Le château du Diable, des environs d'Aix, y est stylisé au-dessus d'une grande plaine en travail, qui m'a toujours fait penser à L'Été du Louvre [de Poussin].
La méditation vivante des frères Lenain, les paysages devant la cheminée du Louvre [Famille de paysans dans un intérieur], et des Joueurs de cartes dans un corps de garde, du musée d'Aix, surtout, l'ont amené, je crois, à la sublime composition des paysans jouant aux cartes du Salon d'automne [Les Joueurs de cartes] et dont Pellerin a une étude, peut-être encore plus belle [l'industriel collectionneur de Renoir Auguste Pellerin]. Pour ce qui est du collage de Lantier et de Christine, la scène, d'une vérité psychique prodigieuse, n'a pas, je crois, de fondement dans la réalité [allusion au roman de Zola L'Œuvre, où celui-ci s'est inspiré de son ami Cézanne pour le personnage du peintre raté Claude Lantier]. Mais c'est sûrement, par une aventure analogue qu'a dû commencer sa liaison avec Mme Cézanne.
Le maître portait, à la ville, un chapeau melon, un vieux béret dans son atelier, un chapeau de paille au paysage. Généralement. Dans la rue, à Aix, il allait d'une allure de bête traquée, seul. Avec un ami, il marchait fier et fort. Avec un indifférent, il prenait l'air finaud. Il parlait admirablement...
Pendant les cinq premières minutes, comme tiré de sa vie intérieure, il cherchait pour se traduire les images et les mots, mais bientôt, net, abondant, dru, il se faisait comprendre des êtres les plus nuls, les plus antipathiques, qui le subissaient d'abord, puis, lui absent, faisaient gorges chaudes de sa pensée et de son lyrisme. Il abordait tous les sujets, sauf le politique, avec passion ; recherchait la fréquentation des ouvriers et des gens du peuple, qui, tous, l'adoraient. Il était d'une bonté rayonnante et d'une intelligence védique ; je ne trouve pas d'autre mot.
Il allait à l'église.
Par classicisme, pour s'appuyer, éthiquement, sur une forte tradition.
"Non de Dieu, a-t-il dit un jour, si je n'allais pas à la messe, je ne pourrais pas peindre". Une autre fois : "C'est la douche et la messe qui me tiennent droit".
Il suivait les sermons du Carême. Mais il y a là mille complexités. Une de ses sœurs était sous la coupe absolue des jésuites, qui voulaient lui acheter le Jas de Bouffan, auquel tenait beaucoup Cézanne. Vous savez qu'il était le fils d'un banquier. Il avait lu Balzac, Le Cabinet des antiques, Le Curé de Tours... ?? [roman et nouvelles décrivant la mesquinerie de personnages respectables dans des villes de province.]
Il était carrément antidreyfusard. Ce qui n'empêcha pas Rochefort d'écrire sur lui un infâme article (parce qu'il était l'ami de Zola) et que les nationalistes glissèrent nuitamment sous deux ou trois cent portes, à Aix...
Voilà, je crois, à peu près ce que vous me demandez... »