Description
♦ IMPORTANTE CORRESPONDANCE À SON AMIE LA POÉTESSE RENÉE DE BRIMONT (1880-1943), CONFIDENTE DE SA LIAISON AVEC CATHERINE POZZI.
Ayant fait la connaissance de Valéry en 1919, Mme de Brimont lui présenta Catherine Pozzi (C.) ; elle le consultait pour ses propres écrits (dont une traduction de La Fugitive de R. Tagore), l’assista dans sa recherche d’un gagne-pain après la mort du « Patron » Édouard Lebey (dont Valéry était le secrétaire), et le comblait d’attentions amicales. Valéry, qui lui écrit : « vous qui m’avez vu la tête perdue, – et à laquelle je voue une dévotion des puissances les plus hautes de mon âme »
─ (2 avril 1922),
apprécia en elle sa fidélité pérenne. Nous ne pouvons donner ici qu’un rapide aperçu de cette abondante correspondance.
─ 1920. Paris mardi [15 juin].
Il écrit à Mme BOURDET-POZZI pour lui dire son contentement de leur petite réunion. « Je suis non moins heureux de savoir que mon poème ne vous a pas déplu. Je n’en aurai pas juré, car il a paru un peu prématurément, et il garde certaines ténèbres qui ne sont pas toutes de celles que le sujet comporte »...
─ Lundi [octobre].
Il évoque « le calme infini, les prévenances, la douceur de se laisser vivre » à La Graulet, où C.P. fut « d’une bonté, et d’une intelligence » de son état qu’il ne sait comment reconnaître. « C’est à vous que je dois une relation si précieuse, et je me permets de vous en remercier très profondément »...
─ 31 décembre.
Même sans ses vœux, il se trouve déjà « très favorisé, et presque comblé par les dieux » et l’amitié de Mme de Brimont. « Il me semble que vos poèmes se portent à ravir, et que vous travaillez merveilleusement à cette petite table qui n’est pas loin de votre divan. C’est pour moi qu’il faut implorer les Puissances, et ces Filles divines qui n’habitent pas souvent mon cerveau. Voici bientôt six mois et un peu plus, que je ne sais plus ce que c’est que le vers »...
─ 1921. Mardi [1er février].
« L’engrenage est terriblement bien assemblé. J’ai eu la sotte idée de me lier presque autant par mes promesses littéraires que je l’étais par mes occupations fondamentales. Et voici que ces architectures qui m’empoisonnent depuis 6 mois, me pressent et me retardent à la fois, me harcèlent et me garrottent [...]. Je ne puis ni avancer mon travail, ni le différer, pour des raisons si compliquées d’impuissance, de langage, de souscription etc. que je n’y comprends plus rien »...
─ 7 mars.
Il se retrouve sans enthousiasme devant une table nette : « Si j’écoutais mon instinct, je me mettrais voluptueusement à perdre du temps, c-à-d à gagner ou à regagner quelque goût de mon esprit. [...] Mais la raison, peut-être mauvaise conseillère, m’engage à achever quelques pièces, et à précipiter loin de moi, le petit volume de mes vers. Alors je prends, je délaisse, je reprends mes lambeaux de poèmes inachevés et je les triture dans l’ennui, car j’ai dû interrompre trop longtemps leur formation »...
─ Pâques [27 mars].
« Ce volume me pèse. Mais la veine est bien mince, et je vois tous les cailloux du fond. [...] Catherine POZZI est ici. Je la vois de temps en temps. Nous parlons de mille choses philosophiques [...]. Vous savez que son divorce est prononcé à son profit, depuis 8 jours ? »...
─ Perros-Guirec lundi [été].
Il s’ennuie de lui-même, de l’avenir et de l’univers. « Catherine Pozzi est à La Graulet, et n’est pas très bien, je crois. J’aurais été la voir, si sa santé avait été meilleure et si d’autre part, les déplacements n’étaient si coûteux maintenant »...
─ Dimanche [août].
Il est heureux d’apprendre que la santé de son amie s’améliore : « Les poèmes suivront ce beau mouvement, car après tout, ils ne sont faits que de notre surabondance. C’est le trop qui fait chanter, et la Muse n’est que richesse ! »...
─ 25 septembre.
Il a mal fini ses vacances, « très souffrant en Bretagne », mais il s’est remis au travail. Les nouvelles de La Graulet sont attristantes. « J’aurais aimé de voir notre amie avant ce départ, qui semble nécessaire, pour la Suisse »...
─ 1922. Samedi [11 février].
Il projette d’aller retrouver Mme de Brimont à Grasse : « Jacques BLANCHE qui m’a requis de poser pour un portrait, me dit qu’à Grasse je pourrais voir Madame de Croisset – que je ne connais pas, – mais qui reçoit volontiers les gens de plume. Il paraît qu’elle a une magnifique villa »...
─ Mardi [14 février].
Édouard LEBEY est mort : « C’est ma vie à refaire... Ceci tombe affreusement mal. Je suis tellement fatigué, tellement accablé par cet hiver ! [...] Devant l’inconnu, je me trouve à vendre ou à louer. Avec cette préoccupation de réserver du temps pour mon art et pour ma pensée. Mais vivre et faire vivre d’abord »...
─ Samedi [18 février].
« Me voici à vendre ou à louer, c-à-d. cherchant. [...] Je me suis beaucoup remué depuis 2 jours surtout. Je ne sais vraiment pas comment je tiens debout. Mes insomnies continuent »... L’Havas est une possibilité, ainsi que la littérature, « et choses annexes »...
─ Mercredi-Cendres [1er mars].
« Quant à moi-même, ce monsieur en liberté se cherche des chaînes […] avec horreur, avec zèle… pourtant ! […] Divers modes de s’emprisonner sont devant lui. Quel est le bon ? » Il y aurait la direction du nouveau Figaro en remplacement de Laffitte, mais il y a déjà trois académiciens.
« Je prépare assez vaguement mon petit livre de vers. Cinq ans de donnés à la poésie. Et maintenant, je ne me vois pas poursuivre cette digne et peu alimentaire industrie. Je me vois encore moins reprendre mes plus étranges travaux. Il m’y faudrait divers secours de divers ordres, que je ne puis plus guère espérer »...
─ Mardi [7 mars].
Long compte rendu de ses efforts, et échecs, pour une affaire d’édition, et « l’affaire Société des Nations », où il fut admirablement aidé par le comte CLAUZEL, mais roulé par un haut fonctionnaire [Arthur FONTAINE]...
─ Nice jeudi [30 mars].
►LONGUE LETTRE SUR LA CRISE AVEC CATHERINE POZZI :
« le hasard vous a fait en quelques heures connaître toute ma misère, ma plaie et mon injuste malheur. Vous m’avez vu, sur les ruines de ma vie, recevoir la dernière insulte. Vous avez vu mes larmes, mon abandon, et toute la sottise de l’être désespéré. Vous avez eu pitié de moi. [...] Cette journée terrible, je crois que sans vous, elle eût terriblement fini. Le grand blessé, l’homme outragé, brisé, trahi, l’âme envahie de dégoût et de haine, et de cette terreur qui lui vient de regarder tout ce qu’elle a à détruire en soi, tout l’ouvrage diabolique à défaire fil par fil, les souvenirs à arracher, les espérances à épuiser et à tuer... Vous l’avez vu »... Mais elle l’a écouté, et la tête coupée pense encore. « Je souffre cependant affreusement de l’injustice insensée de cette femme. Le grand mal, et presque toutes les choses humaines, vient de la stupidité. La mienne m’a livré. La sienne m’a frappé »... Il est accablé, et pourtant il lui faut toutes ses forces : « Quel métier que celui où il faut pour vivre, être toujours armé de bonheur ! Il faut chanter, et l’âme est rompue ! »... Il confie à Renée « un papier à remettre à ma femme, le cas échéant »...
─ Samedi [2 avril].
Il a résolu d’aller à Vence pour s’entretenir avec Catherine. « C’est une résolution désespérée. Je vous dirai l’issue de ce combat – car je prévois une violente confrontation. Mon cœur brisé doit combattre ; et mon âme, savoir. [...] Je vous quitte avec une émotion infinie. Je ne vous la cacherai pas, à vous qui m’avez vu la tête perdue, – et à laquelle je voue une dévotion des puissances les plus hautes de mon âme »...
─ Vence jeudi [6 avril].
« J’ai éclairci toutes choses. Le mal qui me fut fait était fiction, mais terrible réalité pour moi. Poison mortel. Tout ceci procédait d’une jalousie exaspérée et dont j’ai vu le journal. J’ai vu jour par jour l’envers de mon supplice, et un autre supplice organiser le mien. Je suis plus calme, enfin ! Non pas heureux, ayant connu de trop près les abîmes »...
─ Mercredi [Nice 12 avril].
« Jamais je n’ai perdu la notion claire de ma terrible situation cachée... Hélas, l’Être n’est pas le Connaître. Je le savais. Je l’ai cruellement éprouvé »... Il lui racontera ce qui s’est passé : « Chose étrange, la crise aigüe à laquelle vous avez assisté à Nice, était due précisément à votre présence auprès de moi !! – Il ne faut pas en vouloir à cette âme si douloureuse au fond, et dont je sais maintenant que son martyre était égal au mien »... Il n’a pas dit à Catherine tout ce que Renée a vu : « Je la trouve bien maigre et fragile. Une pitié immense me prend à la regarder, et je ne puis la regarder sans être sur le point de pleurer. Tant de douleur et d’amertume, et tant de faiblesse, et cet attachement extraordinaire que nous nous trouvons l’un pour l’autre, – mon cœur n’y résiste pas »...
─ Menton mercredi [19 avril].
« Je suis attristé profondément d’avoir observé de tout près la fragilité effrayante de cet être. J’excuse bien des blessures qui m’ont été faites, […] quand je songe à cet état si affreusement précaire. La faiblesse extrême survient tout à coup. Le souffle lui manque, et ce sont des heures de sombre et pénible concentration. Elle n’a plus que l’esprit et les os »... Il poursuit, le lendemain, dans « ce cimetière marin “où tant de marbre est tremblant de tant d’ombres” », où il cherche et trouve la tombe de la mère de la baronne, « comme une page de marbre devant moi. […] La mer scintille au-dessus de cette page. Je m’arrête longtemps ici, en roulant bien des choses dans ma tête fatiguée. J’ai pensé à cette bonté qui a prié pour un insensé ». Il colle à la lettre « une très petite plante que j’ai arrachée d’une fente du marbre même du tombeau »...
─ Tarascon 9 mai.
Il a été voir son frère, gravement malade, à Montpellier... Paris 1er août. « Ma vie est en somme bien tourmentée. Et je dois la vivre selon ma nature, qui est celle d’un écorché. Et tant d’ennuis, soucis, difficultés de tous genres, sont disposés autour du Chagrin Central et de l’âme dévastée. – Mon fils ne m’a donné que les résultats attendus de son étrange insouciance. Je n’ai plus rien vu ni connu, qui intéressât ma propre situation. Et après tout, cela vaut mieux que d’espérer à faux. Je désespère sans dissonances »...
─ Bergerac dimanche [1er octobre].
À La Graulet depuis quinze jours, il traîne une congestion au poumon et pense à bien des choses « avec un recul-en-moi-même extraordinaire. [...] Le bonheur est chose terrible à entrevoir – terrible à perdre. Sans lui, la vie est moins que rien. Avec lui, elle est toujours dans les angoisses »...
─ Lundi [9 octobre].
Il n’a ni projets, ni presque de pensées. « C’est une étrange phase de ma vie. Je suis gelé d’un côté. Mon recueil [Charmes] a eu véritablement une “presse” merveilleuse. Et je demeure froid – étranger à ce bruit inattendu. Je suis absent. D’autre part, je me sens voguer dans l’inconnu. Santé, situation, état-du-cœur – tout est énigmes. L’esprit aussi. Je travaille vaguement et comme à la surface de ma pensée »...
─ 1923. Vendredi [Paris 16 mars].
Il vient de quitter C. : « Quelles fluctuations ! – Le pire, le mieux, sont inextricables dans cette tragédie singulière. […] Quelle étrange créature, je crois même que sa bizarrerie, ces extrêmes, sa terrible mobilité m’ont possédé comme un de ces problèmes dont l’esprit ne peut s’arracher »...
─ Montpellier mercredi [2 mai].
« J’ai eu un mois de bonheur. Ce mot est bête. Il est pour les femmes de chambre. Mais après tout elles ont peut-être raison de croire à la chose et de la nommer. J’ai eu grand-peine à quitter ce mois ou ce moi »...
─ Samedi [Paris 2 juin].
Il est dans un tourbillon : « Les choses académiques sont aussi des choses infernales. On m’a jeté dans des difficultés inutiles, et dans des fatigues supplémentaires. Je suis à bout. Il a fallu cette semaine courir, trouver, interroger. J’ai vu Boylesve, Régnier, Barthou, de Flers... Demain, je reviens à Hanotaux qui attend une réponse. [...] Barthou et Flers me font sentir que je ne suis pas tout à fait mûr encore. Ils ont raison, les autres sont plus affirmatifs. J’ai envie d’envoyer tout au diable. [...] Mais on dit que le fauteuil nourrit son homme »...
─ Lundi [18 juin].
Il a vu GIDE. « Il ne s’engage pas beaucoup. Mais je compte bien qu’il ne sera pas contre, et c’est énorme ! »...
─ Montpellier 11 [mai 1924].
« Me voici en route pour Madrid. J’ai été magnifiquement reçu en Italie, Mussolini, D’Annunzio etc. et même une princesse sœur de la reine, m’ont comblé de prévenances »...
─ Jeudi.
Sur Belle Rose de Mme de Brimont (1933) :
« ce qui demeure et s’impose aussitôt est l’étrange atmosphère créée. L’analyse y trouve un complexe bien rare d’élégance, de sensualité fine et d’ésotérisme. Vous avez certainement un sens singulier de cet accord – c.à.d. de telle et de telle époque qui l’a réalisé. Je ne vous savais si instruit des choses girondins »...
─ Jeudi.
« Cet hiver mal vécu me rappelle d’autres hivers. J’ai retrouvé, ce matin, quelques lettres et cartes de vous, d’il y a plusieurs années. J’ai ruminé des souvenirs [...]. J’ai pensé avec douceur que vous m’étiez demeurée une amie fidèle et sûre. On se voit peu, mais dans le tohu-bohu de la vie de Paris telle qu’elle est aujourd’hui, on ne peut se voir que si mal ! »... –
─ La correspondance se poursuit jusqu’en 1941, avec une lettre de condoléances sur la mort du Baron de Brimont :
« Il est donc une victime morale de la guerre, tué par le sentiment de la défaite – pendant que l’on voit de tous côtés trop de Français qui ont pris légèrement leur parti de cette ruine peut-être irréparable de la nation »…
─ On rencontre aussi au fil des lettres les noms de Capus, Donnay, Robert de Flers, Fabre-Luce, La Sizeranne, Meyer, Pourtalès, Mmes de Béhague, de Clermont-Tonnerre, de Pierrebourg, etc. Citons encore un Sonnet à Renée :
« Esprits subtils qui traversez les murs / pour nous jeter la rose inimitable »… ; et un quatrain sur carte de visite :
« Ce n’était que fange et limon
Ô Narcisse que ton mirage
Auprès du transparent ouvrage
De la baronne de Brimont ».