Lot n° 515

PROUST Marcel (1871-1922). L.A.S. « Votre Marcel », [11 février 1919], à Jean COCTEAU ; 8 pages in-8 (légère jaunissure à la première page) ; enveloppe jointe avec cachet postal 7.XI.1920.

Estimation : 5 000 - 6 000 €
Adjudication : 11 700 €
Description
► Très belle et longue lettre d’admiration à Jean Cocteau sur Le Cap de Bonne-Espérance.

[Jean Cocteau venait de publier son poème Le Cap de Bonne-Espérance aux Éditions de la Sirène.]

« Cher Jean
J’espère qu’on vous a redit, de bien des côtés, l’admiration que j’ai exprimée pour le Cap de Bonne Espérance. Si je ne vous l’ai pas dite encore moi-même, si je ne vous le dis pas ici, c’est que, comme vous le savez peut’être, ma laryngite mal soignée (prise le jour où j’ai dîné avec vous au Ritz) fait que quand je sors un jour, toute la semaine suivante j’ai 39, 39 ½ de fièvre. D’où incapacité d’écrire une lettre, de corriger une épreuve.
A cela sont venus se joindre “dans une redoutable et profonde unité” des chagrins, et divers genres de calamités comme la menace d’un déménagement (la maison que j’habite ayant été vendue à une banque). Je vous écrirai quand je serai un peu sorti je ne dis même pas des réponses à écrire, mais des lettres à ouvrir, qui s’empilent avec les épreuves.
Cher Jean je ne voudrais pas que vous croyiez que je vous ai volé une image. Deux ans avant d’avoir lu le Cap de Bonne Espérance, j’ai écrit dans la préface pour Blanche [préface aux Propos de peintre de Jacques-Émile BLANCHE] que les Allemands ne pouvant posséder Reims, l’avaient vitriolée. Des épreuves qui doivent dater d’au moins un an et demi pourront faire foi (si vous aviez l’ombre d’un doute) que je ne connaissais pas un mot du Cap quand j’ai écrit cela. Hélas je crains pour moi que ce soit notre seule rencontre et je ne pense pas que j’aurais été capable de trouver entre tant d’autres cette magnifique image du roi quand le peuple procède à son arrestation. Si je causais avec vous je vous dirais toute ma pensée qui ne pourrait du reste que vous plaire puisque je pense que dans ce poème vous avez trouvé aussi vous, le secret de vous élever au-dessus de votre sol et de vous délivrer de la pesanteur. Mais ce mot de pesanteur me fait penser que je vous dirais aussi des choses où je peux avoir tort. Par exemple (avec cette dureté baudelairienne qui, pour mon goût, accuse trop une métaphore, ne la fond pas assez dans le style), que “la chiourme de pesanteur” me paraît une expression trop insistante, après celles si justes de “Minerve en cuirasse de cuir”.
Dans un ordre tout différent, je trouve qu’on peut “s’étendre” dans un livre comme la Guerre et la Paix (quoique je préfère la concentration, même dans la longueur) mais que dans un livre aussi bref, quoique si altier, la répétition d’une image ne convient peut-être pas si bien (je pense justement à un passage voisin de celui dont je venais de vous parler : ses Guadalquivir, ses Gulf Stream, ses lacs Tchad, ses Zuydersée). Mais au fond je crois que là j’ai tort et qu’il y a de la variété dans cette carte hydrographique du ciel. Il faut épuiser une idée, tant qu’elle a des choses différentes à livrer. Donc vous avez raison.
C’est l’idée fausse que vous étiez Debussyste qui me faisait vous trouver en contradiction avec la doctrine de ne faire qu’indiquer. Il paraît qu’on ne peut se faire une idée de ce que vous êtes quand vous récitez ce poëme. Puis-je ne pas croire aux fatalités quand je compte toutes celles qui successivement, prenant les formes les plus bizarres, m’ont empêché de vous entendre. J’espère en une meilleure vie, plus conforme à ce qui plaît, redressée »…

Correspondance (éd. Ph. Kolb), t. XVIII, p. 99.
Partager