Description
Lettre exceptionnelle, récit détaillé du voyage et du séjour à Majorque avec Chopin.
Elle vient de rentrer en France « après le plus malheureux essai de voyage qui se puisse imaginer. Après mille peines et de grandes dépenses, nous étions parvenus à nous établir à Mayorque, pays magnifique, mais inhospitalier par excellence. Au bout d’un mois mon pauvre Chopin qui depuis Paris allait toujours toussant, tomba plus malade et nous fîmes appeler un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus âne l’un que l’autre et qui allèrent répandre dans toute l’île, la nouvelle que le malade était poitrinaire au dernier degré. Sur ce, grande épouvante, la phtysie est rare dans ces climats et passe pour contagieuse. […] Nous fûmes regardés comme pestiférés, de plus comme payens car nous n’allions pas à la messe.
Le propriétaire de la petite maison que nous avions louée, nous mit brutalement à la porte […] Il fallut être chassés, injuriés, et payer. Ne sachant que devenir, car Chopin n’était pas transportable en France, […] nous nous installâmes dans la chartreuse de Valldemosa, nom poëtique, demeure poëtique ! nature admirable, grandiose et sauvage, avec la mer aux deux bouts de l’horizon, des pics formidables autour de nous, des aigles faisant la chasse jusque sur les orangers de notre jardin, un chemin de cyprès serpentant du haut de notre montagne jusqu’au fond de la gorge, des torrents couverts de myrtes, des palmiers sous nos pieds, rien de plus magnifique que ce séjour. Mais on a eu raison de poser en principe que là où la nature est belle et généreuse, les hommes sont mauvais et avares ».
Elle dit les misères que leur ont fait subir les paysans, qui « nous tenaient à leur discrétion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pûmes nous procurer de domestiques, parce que nous n’étions pas chrétiens et que personne ne voulait servir d’ailleurs un poitrinaire. Cependant nous étions installés tant bien que mal. Cette demeure était d’une poësie incomparable. Nous ne voyions âme qui vive, rien ne troublait notre travail. […] Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de la cellule s’enchantaient de ses mélodies. La santé et la force poussaient à vue d’œil chez Maurice. Moi, je faisais le précepteur 7 heures par jour […] je travaillais pour mon compte, la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d’œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l’aide de ces compensations. Mais le climat devenait horrible à cause de l’élévation de la Chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et nous passâmes cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine, les chemins s’étaient changés en torrents, et nous n’apercevions plus le soleil. […] la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. […] l’humidité de la Chartreuse était telle, que nos habits moisissaient sur nous. Chopin empirait toujours […] nous résolûmes de partir à tout prix, quoique Chopin n’eût pas la force de se traîner ». On leur refusa une voiture : « Il nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus, en birlocho, c’est-à-dire en brouette. En arrivant à Palma, Chopin eut un crachement de sang épouvantable. Nous nous embarquâmes le lendemain sur l’unique bateau à vapeur de l’île, qui sert à faire le transport des cochons à Barcelone. […] Nous étions en compagnie de cent pourceaux dont les cris continuels et l’odeur infecte ne laissèrent aucun repos, et aucun air respirable au malade. Il arriva crachant toujours le sang à pleines cuvettes, et se traînant comme un spectre ». On a pu heureusement le soigner…
Elle ne décolère pas contre l’Espagne, « une odieuse nation ! […] On est dévot, c’est-à-dire fanatique et bigot, comme au temps de l’inquisition. Il n’y a ni amitié, ni foi, ni honneur, ni dévouement, ni sociabilité »... Ils sont enfin à Marseille. « Chopin a très bien supporté la traversée. Il est ici bien faible, mais allant infiniment mieux sous tous les rapports », et très bien soigné par le Dr Cauvière…
Correspondance, t. IV, p. 582 (date inexacte).