Lot n° 529

STENDHAL (1783-1842). L.A., 23 messi[dor] XII [12 juillet 1804], à sa sœur Pauline BEYLE ; 2 pages in-4 et 2 pages oblong in-8.

Estimation : 4 000 - 5 000 €
Adjudication : 5 200 €
Description
♦ Très belle lettre expliquant à sa sœur ce qu’est la Vérité.

« Tous les hommes agissent suivant ce qui leur paraît être et non suivant ce qui est.
Cette vérité est consolante ; elle nous montre que souvent ils veulent faire le bien, quoiqu’en effet ils ne produisent que du mal.

Ce qui est (ce que nous nommons La Vérité) est ce qui parait être aux sages après avoir corrigé autant que possible leurs sens les uns par les autres.
D’après cela tu vois que les sages peuvent se tromper. Ils ne peuvent pas dire ce qui est sur les choses qui ne sont jamais tombées sous leurs sens.
La plupart des sages qui étaient des gens froids, et qui n’avaient jamais éprouvé les passions violentes, ne peuvent donc nous révéler ce qui se passe en nous quand nous en sommes agités. Ils ne peuvent que nous répéter ce qu’ils ont observé chez les autres.

D’après cela tu vois que le meilleur cœur (celui où règne le plus fortement l’amour de ce qu’il appelle La Vertu) ne peut faire que peu de Bien, quand il ne sera pas joint à une bonne Tête, qui lui aura dit ce que c’est que la Vertu véritable. (La Vertu est le désir de rendre les hommes aussi heureux qu’il vous est possible.)
Louis XII par exemple n’avait pas une tête digne de son Cœur. Le divin Brutus (Marcus) n’avait pas peut-être un meilleur Cœur, mais il avait une bien meilleure tête, c’est-à-dire pleine de bien plus de Vérités.
J’apèle Vérité l’énoncé de ce qui est. Il y a des vérités plus ou moins complettes. Une vérité aussi complette que possible est une description complette d’une chose. Par ex. La Vérité complette sur tout ce qui n’est pas vivant à Grenoble (la maison, les arbres &a) serait celle d’après laquelle un dieu tout puissant pourrait bâtir un nouveau Grenoble exactement semblable et égal au Grenoble où tu es.
Lorsque deux vérités semblent se contredire c’est qu’elles ne sont pas complettes ». Et il donne un exemple à propos des arbres et de la pluie… « Réfléchis à cela et tu riras lorsque tu verras 2 personnes se disputer. Tu auras en ta main le moyen de les accorder. Tu verras très rarement dans la société où nous sommes apelés à vivre un des deux disputans partir d’une erreur absolue. Ordinairement chacun aplique mal une vérité incomplette »... Etc.

Puis il parle de leur cousin Gaétan GAGNON : « Je tremble qu’il ne soit gâté par l’éducation d’un Licée qui est organisée pour rendre savant à la vérité mais bas et vil, et l’enfant est déjà timide. Prends soin de lui. Nous jouirons de nos succès s’ils réussissent, dans le cas contraire une fois grand, nous ne le verrons plus. Car rien d’insuportable comme la société d’un mauvais cœur sot. C’est ce qu’il y a de pire. Et voilà l’avantage de Paris sur les provinces. Il y a bien autant de mauvais cœurs, mais moins de sots.

Remarques qu’on n’est jamais en colère contre les hommes que pour avoir trop compté sur eux. ROUSSEAU a été malheureux toute sa vie parce qu’il cherchait un ami comme il y en a existé peut-être une dizaine depuis Homère jusqu’à nous. Pour moi je crois que tu n’auras jamais de meilleur ami que moi, ni moi que toi. Lorsque nous serons vieux nous pourrons nous réunir et passer 8 mois à Paris et 4 à Claix. Si le hazard me donnait quelque fortune j’en achèterais un petit château près Milan, pays délicieux, à Canonica sur l’Adda entre Milan et Bergame. Nous pourrions y passer de tems en tems 2 mois de printems. Voilà mes projets les plus éloignés […]

Quant à la liberté elle n’est pas le partage des femmes dans nos mœurs jusqu’à 40 ans elles doivent ménager les sots qui font la majorité du public et qui dispensent la réputation le bien le plus précieux des femmes. Ces animaux là sont très vaniteux.C’est leur caractère distinctif, ménage donc leur vanité. Tu dois comprendre à quel point ils détestent une femme plus instruite qu’eux, puisqu’ils abhorrent déjà un homme sage et bon »...

Correspondance générale, t. I, p. 178 (n° 91).
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