Lot n° 534

STENDHAL (1783-1842). MANUSCRIT en partie autographe, Des Périls de la Langue Italienne ou Mémoire à un Ami incertain dans ses idées sur la Langue, 1818 ; titre et 87 feuillets (dont 7 blancs) in-fol. (35 x 22,5 environ) écrits au recto (avec...

Estimation : 30 000 - 40 000 €
Adjudication : Invendu
Description
des notes au verso de 9 feuillets) ;
relié en un volume in-fol. demi-chagrin brun (rel. usagée, dos et coiffes frottés), non rogné (qqs petites taches, petites réparations au f. de titre et au f. 1).

► Important manuscrit sur la langue italienne, annoté et commenté par Silvio PELLICO.

En 1818, Stendhal était à Milan, se sentait devenir Milanese, et voulut prendre part à la grande querelle du romanticisme italien par deux pamphlets qu’il publierait en italien :
l’un sur le romantisme, l’autre sur la question du langage qui agitait tous les intellectuels de l’Italie.
Le problème était de savoir si la langue devait rester dominée par le toscan et figée dans le vocabulaire traditionnel surveillé par l’Académie de la Crusca et son Dictionnaire qui n’avait pas été revu depuis 1738.
Les « romantiques », et en particulier les Milanais, réclamaient une réforme de la langue, modernisée et enrichie par les dialectes. Stendhal prend parti pour cette réforme, en proposant la création d’une commission formée de représentants des diverses régions d’Italie.
Il fera traduire son manuscrit par son ami Giuseppe Vismara (le manuscrit de la traduction est à la bibliothèque de Grenoble, ainsi que des fragments du brouillon), mais il renoncera à sa publication, malgré les avis favorables qui avaient été donnés par les lecteurs de ce manuscrit, notamment Silvio PELLICO.

Le manuscrit, commencé par Stendhal, puis dicté ou mis au net par un copiste d’après des notes, est complété, corrigé et abondamment annoté par Stendhal.
La page de titre est ainsi rédigée, en grosses lettres anglaises :
[Sottise biffé]

Des Périls
de
la Langue Italienne
ou
Mémoire
à un Ami incertain dans ses idées
sur
la Langue.
Stendhal a rayé Sottise, et noté au-dessous : « dans un étranger ». En haut à droite, on lit la date : « 10 Mars [1818] » ; à gauche, Stendhal a noté : « Rendu by the amiable Silvio the 8 Sepber 1818 » (il s’agit de Silvio PELLICO).

Le texte est divisé en 8 « journées » (Giornata prima à Giornata sesta, puis deux non numérotées). Quelques passages à compléter sont laissés en blanc.

♦ La première page – Giornata prima – est entièrement de la main de Stendhal, qui a noté dans le coin supérieur gauche : « Made fin de février 1818 and Mars 1818 »). Il a ajouté au-dessus du titre (« des Périls &a ») une épigraphe tirée de Dante. Stendhal expose d’emblée le problème : « Une Langue est une convention. Il faut que plusieurs Millions d’hommes conviennent d’exprimer leurs idées non seulement par les mêmes mots, mais encore par les mêmes tournures. Or c’est ce qui n’arrive point en Italie ». On pourrait penser qu’un grand poète comme Vincenzo Monti, alors qu’il écrit sur sa langue, « va consacrer les Arrets de l’Usage, ce despote éternel et toujours agissant des Langues ». Mais l’usage n’existe pas en italien où l’on ne cherche pas « à constater d’une façon claire, la manière dont nous parlons, mais la manière dont on parla »...

Au verso de la page 2, Stendhal note : « Il y a de la Sottise et de la Presomption à un étranger de vouloir combattre les idées d’un homme sur sa propre langue. Ma la prego di badar bene che queste idee non sono mie, sono scelte in varj grandi filosofi che Lei forse non conosce. 1er Mars 1818 ».
En tête de la Giornata seconda, Stendhal a porté au crayon la date « 27 fer 1818 ». Il continue à retracer l’histoire de la Péninsule en même temps que l’histoire de la langue, en reconnaissant la suprématie de Florence au XIIe siècle, mais en montrant que « Milan en l’année 1400 était parvenue au même degré de civilisation où Florence était arrivée dès l’an 1300 ».

La Giornata terza dénonce le despotisme linguistique imposé par la Toscane, et exercé par la Crusca.

Dans la Giornata quarta, Stendhal prend en exemple l’histoire de la langue et de la littérature françaises, et le rôle joué par l’Académie française, qui prend en compte les innovations des grands auteurs. Une importante addition autographe (21 lignes) est relative au Dictionnaire de l’Académie qui « fait les additions et les changemens qu’exige necessairement toute langue vivante »... Parlant des auteurs démodés, Stendhal ajoute à Guez de Balzac « Voiture et tous les gens à affectation ». Un peu plus loin, il ajoute une phrase qui résume tout le débat :
« Tels sont les changemens qui arrivent chaque jour dans toutes les langues vivantes, quelques uns d’utiles, peu de nécessaires, et la plus grande partie par inconstance ».

La Giornata quinta est intitulée :
« Dangers de la langue Italienne ». Stendhal prend la plume (22 lignes) pour montrer, à l’occasion de pièces de théâtre récemment montées à Milan, comment les langues s’enrichissent, et comment la langue noble oblige à employer des « comparaisons triviales en usage au 13e siècle »... Expliquant que ce ne sont pas les savants qui font la langue, mais le peuple, Stendhal ajoute : « Or ce qui fait la civilisation d’un pays ce ne sont pas un homme de génie ou deux, ce sont les millions d’hommes médiocres instruits d’une manière raisonnable ».

La Giornata sesta est intitulée : « Remèdes ». À la fin de cette Giornata (p. 59), peut-être laissée inachevée (quelques feuillets blancs suivent), Stendhal note au crayon : « ici la suite des Remèdes la Proposition des 9 Commissaires » ; il fait le compte des pages à payer au copiste et ajoute : « Corrigé le 7 marzo Sabbato ».

La Giornata suivante est intitulée : « Dei Rimedi », et commence en italien. De nombreuses corrections et additions accablent les pédants « adorateurs » des Toscans, soulignent la lourdeur de la langue et « l’impossibilité d’un stile rapide et supprimant toutes les idées intermédiaires ». Insistant sur la nécessité d’établir une bonne grammaire italienne, Stendhal ajoute : « C’est un des moyens les plus lents mais les plus sûrs de faire que l’habitant de Milan n’apèle plus le Bergamasque, un Forastè ».
La dernière Giornata définit la composition, le rôle et le fonctionnement de la commission de neuf membres nommés par chaque gouvernement qui se réunirait à Bologne pour mettre au point grammaire et dictionnaire. Il ajoute que ce projet « met d’accord tous les amour-propres ».

En fin, il porte la date : « 12 Mars 1818 », et en marge : « corrigé le 12 mars ».

Outre les additions que nous avons signalées, les additions, corrections et annotations de Stendhal sont nombreuses, dans le texte ou en marge ; ce sont des modifications, la suppression d’une idée qu’il veut garder « pour la fin », une référence à chercher et à ajouter, une citation à compléter, des mots ou des phrases ajoutés, des remarques (« mal écrit en Français », « Déguiser cela »), etc.
Le manuscrit a été lu, commenté et annoté par des Italiens, rectifiant des erreurs, nuançant, ou applaudissant : « bravo » ; on peut lire à la fin au crayon : « tout ceci est fort juste. Brochure à imprimer sans délai ». Mais les annotations les plus importantes sont celles de Silvio PELLICO (alors rédacteur du périodique milanais Il Conciliatore) qui a ajouté, principalement en français, de longs commentaires autographes : une page sur Alfieri (f. 9 v°), une demi-page sur l’apport du Milanais à la langue italienne (f. 21 v°), une défense de Mme de Staël et Chateaubriand malmenés par Stendhal (f. 35 v°), une remarque sur l’abus des superlatifs (f. 51 v°), etc.

On retiendra notamment ses remarques sur l’idée d’une langue européenne. « L’Italie est à l’Europe ce que Milan par exemple était au reste de l’Italie. [...] l’Italie doit aujourd’hui modifier sa langue sur celles des pays de l’Europe qui ont plus de liberté et d’idées qu’elle. – De là toutes les langues doivent franciser et angliser » (f. 16 v°). Il développe ce thème dans la longue conclusion où il résume les idées que lui a inspirées la lecture du manuscrit : « Il y a toutes les vérités que l’on pourrait imprimer en Italie sur ce sujet. [...] une langue européenne (la langue du peuple le plus éclairé du Continent) exercera une attraction invincible sur tous les esprits ; elle donnera ses mots et ses tournures à tous les autres idiomes qui ne garderont que leurs désinences particulières. [...]

On pourra alors inventer une écriture commune à toutes les langues de l’Europe. Les trois signes qu’un français lira : Guerre aux préjugés ! seront lus par un italien : Guerra ai pregiudizi ! Nous sommes déjà aux trois quarts du chemin ; il est presque déjà ridicule de croire que le parler d’au-deçà des Alpes est une langue différente du parler qui est au-delà ». Stendhal ajoute : « Approuvé 10 Septembre 1818 » et note en haut de la page : « to take for Florence ».

• Anciennes collections Édouard CHAMPION ;
puis
• Daniel SICKLES (II, 510).
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