Lot n° 7

DAVILLIER - Le Cabinet du Duc d'Aumont et les amateurs de son temps. Catalogue de sa vente. Paris, Aug. Aubry, 1870 In-8 (207 x 137mm). ÉDITION ORIGINALE.

Estimation : 80 - 120 €
Adjudication : 627 €
Description
─ TIRAGE : l'un des 300 exemplaires sur Rives, celui-ci numéroté 169, quatrième papier.
─ RELIURE : dos à nerfs de chagrin rouge, non rogné. Charnières frottées

«Un jour, il faudra faire de cet éveilleur d'esprits, l'une des quatre ou cinq figures de proue de toute notre Renaissance»
Verdun-Louis Saulnier, Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 1944, p. 86
Saint Étienne Dolet, poète et martyr.

Paraphraser ici le titre célèbre de Jean-Paul Sartre (Saint Genet, comédien et martyr) ne signifie pas pour autant épouser un point de vue ‘positiviste' sur la vie et l'oeuvre littéraire d'Étienne Dolet.
En 1857, Joseph Boulmier voyait en lui «le Christ de la pensée libre».

Le martyr bien réel du 3 août 1546 devenait sous sa plume celui qui nous transmettait «ce feu sacré que le Prométhée du progrès et de la science voudrait faire circuler dans les veines du pauvre peuple» (Estienne Dolet, 1857, p. 274).
L'érudit bibliographe Paul Lacroix, quant à lui, basculait du côté inverse. Ayant découvert la fameuse reliure épigraphique à la devise d'Étienne Dolet sur les Heures de Tory (1525), aujourd'hui conservée à la BnF dans la collection Rothschild, il le déclarait naïvement «bon chrétien, attaché à la foi des ses pères et surtout au culte de la Vierge».
Lucien Febvre a mieux perçu sa personnalité, le décrivant dans son célèbre Problème de l'incroyance au XVIe siècle comme :
«séduisant, brutal et sensible, ivre d'orgueil et fou de musique, remarquable nageur, prompt spadassin, une force de la nature, mais mal réglée et déconcertantes dans ses effets».

Au fond, le Dolet que présente ce catalogue nous semble bien plus proche de sa vérité. Car c'est d'abord par ses livres, ceux qu'il écrit comme ceux qu'il imprime - et souvent il imprime ceux qu'il écrit - que l'on peut découvrir sa très réelle dimension de poète libre et d'artiste immensément talentueux.
Cette approche concrète, proche d'ailleurs de celle que Sartre eut pour Genet, suivie ici livre après livre, retrouve et déploie les choix de vie d'Étienne Dolet, ses choix de poète comme ses choix d'imprimeur, ceux qui ont conduit au bûcher cet indéniable partisan d'un nouvel Évangile.
«Seule la liberté peut rendre compte d'une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin d'abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n'est pas un don mais l'issue qu'on invente dans les cas désespérés, retrouver le choix qu'un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l'univers jusque dans les caractères formels de son style et de sa composition» Jean-Paul Sartre, Prière d'insérer de Saint Genet, comédien et martyr

Étienne Dolet est donc d'abord dans ses livres et surtout dans ceux qu'il a imprimés de ses propres mains.
Les bibliographes en dénombrent environ quatre-vingt-dix, le dernier d'entre eux étant le fameux et si rare Second Enfer (1544), représenté ici dans son édition originale par un très remarquable exemplaire (lot 45).

Cette collection, issue au départ d'une ancienne collection acquise en bloc il y a bien longtemps puis patiemment enrichie, en présente trente-quatre, si l'on nous permet d'inclure à ce nombre la remarquable reliure épigraphique sur le Sannazaro de Gryphe (lot 11).

Collectionner les Dolet, en réunir une série, pour suivre ici le nom générique donné au XVIIIe siècle aux premières collections aldines, est un sport de haut vol auquel les bibliophiles des temps anciens se sont depuis longtemps adonnés.
L'ambition révolutionnaire de Dolet ne prolongeait-elle pas celle d'Alde Manuce : changer le livre pour changer le monde ?
Mais les livres de Dolet, génial poète, génial traducteur (et parfois même auto-traducteur de ses propres oeuvres), génial imprimeur, possèdent un parfum supplémentaire et dramatique, celui du feu. La plupart des quatre-vingt-dix ouvrages qu'il imprima ont été plusieurs fois détruits par des autodafés terribles.
Ils sont donc connus pour leur rareté, et cette rareté est aujourd'hui rapidement quantifiable grâce à l'internet.

Réunir trente-quatre livres de Dolet sur quatre-vingt-dix est un exploit inédit et peu commun dans l'histoire bien balisée des collections de livres.

Ce catalogue est ainsi mieux fourni que certaines grandes bibliothèques du passé.
Au XVIIIe siècle, le Duc de La Vallière (1708-1780) lui-même ne put réunir que dix-sept éditions de Dolet, le Comte de McCarthy-Reagh (1744-1811), énigmatique comte irlandais vivant à Toulouse, n'en posséda que treize.
Plus près de nous, Ambroise Firmin-Didot avait acquis presque toute la production de son malheureux confrère : vingt impressions de Dolet figurent dans les différents catalogues de ses ventes, mais il en possédait encore d'autres dans ses bibliothèques de travail.

Condamnées par la Sorbonne et brûlées devant Notre-Dame, les oeuvres de Dolet offraient un vif intérêt pour les bibliophiles et suscitaient leurs convoitises. Ces grands collectionneurs les plaçaient avec un infini respect à côté des livres de Michel Servet et de Giordano Bruno qui, eux-aussi, furent brûlés avec leurs livres.
Aujourd'hui, c'est à un autre feu, celui-là bien pacifique, que ces ouvrages rares vont être livrés, celui des enchères.
Jean-Baptiste de Proyart

Petite chronologie de la vie d'Étienne Dolet
1509 : naissance d'Étienne Dolet à Orléans
1521 : part étudier à Paris
1526-1531 : Dolet en Italie : études à l'Université de Padoue et secrétaire de l'Evêque puis de l'ambassadeur Jean de Langeac à Venise
1531-1534 : étudie le droit et la jurisprudence à Toulouse
1532 : Rabelais, médecin à l'Hôtel-Dieu de Lyon, publie Gargantua Printemps
1534 : premier séjour de Dolet en prison
Été 1534 : Dolet doit fuir Toulouse après deux discours qui font scandale
Début août 1534 : arrive à Lyon où il est accueilli par l'imprimeur Sébastien Gryphe qui l'emploie comme correcteur
17 octobre 1534 : Affaire des Placards
1535 : Dolet publie le Dialogue de l'Imitation de Cicéron, contre Erasme chez Gryphe
1536 : Commentaires de la Langue Latine, tome I
31 décembre 1536 : Dolet tue le peintre Compaing, à Lyon
19 février 1537 : pardon du Roi pour l'homicide de Compaing
Banquet donné en l'honneur de Dolet par Guillaume Budé à Paris. Y assistent notamment Rabelais et Marot
1538 : Commentaires sur la Langue latine tome II
6 mars 1538 : Dolet obtient un Privilège royal d'imprimer «pour dix ans»
Première publication des Oeuvres de Clément Marot par Dolet
1539 : naissance de son fils Claude. Il écrit en son honneur le Genethliacum ou Avant- naissance de Claude Dolet.
Marot publie L'Enfer à Anvers chez Jean Steels
1540 : Dolet installe son imprimerie rue Mercière, à l'enseigne de la «Doloire d'Or»
Publie De la manière de bien traduire
1542 : Dolet publie L'Enfer de Marot puis les Oeuvres de Marot augmentées de L'Enfer
Fin juillet : jeté en prison
2 octobre 1542 : condamné à mort pour hérésie. Fait appel au roi. Transféré à Paris
Janvier 1543 : publie les Questions tusculanes de Cicéron alors qu'il est encore en prison
Février 1543 : autodafé de ses livres condamnés lors du procès de 1542
Août 1543 : libéré par grâce royale
Fin octobre 1543 : Dolet gagne Lyon et reprend son travail d'éditeur.
Début décembre 1543 : des balles de livres à son nom sont transportées de Lyon à Paris. Certaines contiennent des livres interdits certainement introduits par des ennemis de Dolet
6 janvier 1544 : une nouvelle fois arrêté, Dolet s'évade. Trouve refuge au Piémont où il rédige le Second Enfer pour sa défense.
14 février 1544 : autodafé de ses livres sur le parvis de Notre-Dame
Retour imprudent à Lyon. Dolet décide ensuite de se rendre à Troyes pour plaider sa cause auprès de François Ier
Derniers jours d'août 1544 : est arrêté à Troyes et emprisonné à Paris le 12 septembre
4 novembre 1544 : les théologiens réunis à la Sorbonne jugent hérétique la traduction de Dolet du passage de l'Axiochus «après la mort, tu ne seras plus rien du tout», estimant «qu'il y a grant difference entre ce que dict Plato et ce que dict le traducteur»
3 août 1546 : après deux ans de prison, Étienne Dolet est étranglé et brûlé place Maubert à Paris avec l'ensemble de ses derniers manuscrits et ses livres
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