Description
déchirures sans atteinte au texte.
─ 11 h soir Lundi 19 .1.31.
Simon, mon amour, il me semble que je vais sortir de mon linceul, de ma nuit, de ma solitude. Ce matin Fournier m’a dit qu’il m’avait fait suivre deux lettres de vous à Saint Paul. Il me faut compter encore
deux jours avant de les avoir. Elles doivent contenir votre adresse nouvelle et cette lettre ci. Je ne veux plus l’envoyer à l’aventure comme les trois autres .Je vais attendre d’avoir votre adresse. Si je ne l’ai pas
je l’enverrai à l’avenue Bosquet où vous la trouverez en rentrant avec mon amour toujours tout neuf et toujours aussi grand. Les choses ont l’air de s’arranger ici. Hier en rentrant après un bon jour de voyage
avec Aline (car j’étais seul avec Aline à St Paul) j’ai trouvé toute la maison abattue et bouleversée. Ah !encore une fois le Terre-neuve.
Tout à l’heure Elise m’a dit « quand tu es là on sent qu’il y a le bon chien »Je me suis débattu toute la nuit avec le mal. J’ai monté cent fois et cent fois les étages avec des tisanes et des farines de lin et
de moutarde et des seringues de sérum .Je suis fourbu .Je suis mort de tout mon corps. Je n’ai plus de vivant en moi que mon coeur inquiet ou vous êtes, mais j’ai gagné. Le mal est conjuré. Les bronchites se sont tassées .Ma mère respire. Elise respire. J’ai rejeté tout ce souci et tout ce mal d’un revers de bras et j’ai repris mon souci de vous, mon mal de vous, mon mal à moi que personne ne guérit que rien ne guérira de toute cette longue nuit qui se prépare et que j’essaye déjà d’user par le jour tout en vous écrivant, en étant avec vous.
Que le temps est long, que le temps est long […] Je suis fatigué.
Je vous aime, je t’aime Simone, ma chérie la plus aimée, la seule aimée et voila que tu es partie dans l’ombre en me laissant tout seul […] J’essaye de me persuader que vous m’aimez encore mais je suis bien fatigué et je
n’ai plus rien pour m’aider que votre lettre du 9. Aujourd’hui 19.10 jours sans nouvelles de vous. […]Toute la nuit à être seul avec moi.
Mais pourquoi suis-je un enfant abandonné ? […] Non ça n’est plus écrire ce que je fais. Ça a ne peut même plus se lire. En Allemagne sans vous je n’y vais pas [Il doit s’y rendre pour donner des conférences le mois suivant] Sans vous je ne fais plus rien, je me couche je me couche.
Le chien est malade il est malade.
Il a la rage il faut l’abattre. Je n’y vois plus je vous aime. Si tu savais comme je souffre, comme ces heures sont longues, comme je pense à tout ce qui peut me raccrocher à toi, comme je suis sans honte dans cette course effrénée que je mène après toi.
Quand tu m’auras dit toi même « non laissez moi » je te laisserai […]
─ Mardi 20.
[…] Je me dis et je me dis que ça n’est pas possible, que je suis fou et que vous devez continuer de m’aimer […] Le soleil a plaqué un bon coup de poing en haut de mon visage et je me suis réveillé en sursaut […]
─ Mardi 20. 5h du soir.
[…] Je pense à vous. C’est dans moi comme une chose vivante et terrible c’est comme ce supplice touareg des cailloux bouillants dans le ventre ouvert. Chaque heure m’a apporté une nouvelle inquiétude.
Et si vous étiez malade vous aussi ? malade loin de moi, loin de mes mains, loin de ma bouche pour vous soigner […] Vous m’aimez, vous m’aimez toujours, dites ? Vous êtes toujours mon Simon chéri ma belle aimée. Dés que je cesse de vous écrire j’ai mal […]
Recevrez-vous cette lettre ? Oui, peut être trop tard .J’ai la conviction que c’est fini, que vous ne m’aimez plus et qu’il va falloir m’habituer à mon mal le loger au milieu de moi, faire un trou dans la chair pour le
loger, lui faire une bonne place au milieu de moi et le laisser la me faire le sang amer. Moi je ne cesserai jamais de vous aimer […]
─ Mercredi 21.
Rien. Ou êtes vous mon vieux, ou êtes vous ? Je suis allé m’enfermer avec les lapins j’ai dormi dans la paille, je me réveille .Il est deux heures d’après midi .Je suis lourd et las, mes jambes sont cassées aux genoux par une telle douleur fulgurante et si belle […] Plus je souffrirai et moins j’aurai cette pensée de vous qui entre dans ma tête de tous les cotés comme les épines de la couronne. Alors, c’est fini Simon çà si beau ? Moi je vous aime et vous aimerai toujours, et je suis tout perdu parce que j’ai bien peur de ne jamais pouvoir être méchant et de toujours conserver avec moi ma sale bonté, ma dégoutante et avilissante bonté.
Mon dieu donnez moi la force d’être méchant, donnez moi la joie des méchants. J’ai dit mon dieu parce que je suis à bout de force mais tout ça, il faut le demander à la terre […] J’ai mal aux yeux, je n’y vois plus, je fais passer mon regard entre des paupières blessées et si étroites que je vois le jour comme une raie de lumière dans ma chambre obscure. Je n’ai plus que le tabac pour m’abrutir. Je veux finir le Grand Troupeau quand même, pour vous, travailler pour vous.
Après ça, plus de Giono, la bougie sera soufflée. Je ne veux plus, c’est fini. Je veux redescendre, redevenir dans mon ombre tout petit, bien caché, bien caché, j’ai trop mal c’est fini. Qu’on ne me parle plus, qu’on
ne pense plus à moi. Je voudrais être seul et partir. Hier j’avais encore espoir un peu. Maintenant plus rien et plus rien jamais, ça va toujours être comme ça .Je vous aime Simon, on ne vous jamais aimé comme
je vous aime. On ne vous aimera jamais comme ça. L’amour que j’ai pour vous est au dessus du monde […] Merci Simon pour tout ce que vous m’avez donné pour votre belle générosité et excusez ces plaintes
me revoila seul après avoir eu le monde. Seul sans espoir désormais.
Merci Simon mon bel amour .Je vous aime et je vous aimerai toujours.
Merci ma belle aimée
─ Mercredi 21/1 5 h. du soir.
Cette fois Simone, je suis sur que c’est fini. Tout s’est mis contre moi […] Il explique que deux lettres de Simone dans lesquelles celle-ci lui donnait son adresse à Munich se sont perdues. […] Comment faire
savoir que je n’ai pas d’adresse ? Comment vous écrire, je viens de vous envoyer un télégramme à Megève, ça va rester la bas en panne.
Je suis sur que vous avez du vous en aller sans donner d’adresse. […] Voila comment on peut tuer un si bel amour aussi bêtement de façon aussi stupide. Je suis dégouté de tout. Je voudrais tout massacrer : St
Paul avec tous les salauds qui y sont et toute la terre .Tout à l’heure j’ai foutu au feu un gros paquet du Grand Troupeau.
J’en ai assez. Rien ne compte plus […]
─ Mercredi 21/1. 6h.soir.
Votre dernière lettre reçue par moi est celle du 9/1.Elle me dit à la fin « Je t’aime Jean ».Je la relis.
je m’accroche à tout ce que j’ai autour de vous et qui est vous : votre foulard, la pipe qui me vient de vous, vos photographies, votre dernière lettre. Tout ce monde qui est mon univers et qui est là à chanceler comme une planche de barque sous mes pieds.
Le 9/1 vous m’aimiez.
Je t’aime Simon. Je t’aime plus que tout M
e voila pour la première fois de ma vie vraiment seul, je n’ai plus rien.
Plus, mon travail ne compte plus, je ne travaillais que pour gagner mon bonheur ma place dans le monde. A quoi bon puisque je ne t’ai plus. Je ne veux plus écrire une ligne, je ne m’en sens ni le coeur, ni le courage.
Je n’ai de coeur que pour toi […] Tu m’as trop donné à la fois ma chérie. J’étais trop pauvre. Tu as voulu d’un seul coup me faire riche et tu m’as tout donné avec tant de générosité que je suis là encore le souffle
coupé et tout chaviré. Vraiment, est ce moi qui ai eu ce bonheur ? Je regarde mes mains qui t’ont touchée, je passe mes doigts sur mes lèvres pour en sentir le chaud et le mou et le dessin.Ces lèvres t’ont embrassée, est ce possible ? Je regarde mes bras qui t’ont gardée et ton épaule ou tu as mis ta tête.Tout ce qui a existé et qui n’existe plus.
Tout ça disparu, effacé et tout ce mal dans moi, brusquement coupé de toi. Tout ça bêtement gâché, comme piétiné par des événements imbéciles. Tu es peut être la haut de ton coté inquiète et m’aimant. Je dis m’aimant parce que j’ai confiance en toi, mais tu ne songeras pas à m’envoyer de nouveau ton adresse et tu croiras que mon silence est voulu.
Sache le ma chérie quand tu recevras ces pages, je t’aime, je t’aime toujours et toujours je t’aimerai.
─ Mercredi 21/1. 8h. soir.
Je vais me coucher .Je me reprends à espérer. J’ai essayé de manger. Je n’ai pas pu. J’ai bu du porto puis du rhum et puis j’ai lu 150 pages de Conrad sans comprendre un seul mot, ça faisait Zon Zon dans ma
tête et ça dansait devant mes yeux.
Bonsoir Simon ma chérie je vais me coucher, je me reprends à espérer. Pourvu que j’ai des nouvelles demain ! Ah ! que faire, ou crier ,qui prier ,vers qui se tourner, vers qui gémir, vers qui tourner ce coeur malade, à qui offrir le sang amer, à qui me donner tout en bon poids de bonne viande et de sang et de cervelle et de muscles pour avoir demain une lettre de vous pour ravoir votre amour votre nom, votre écriture votre papier ou vous avez posé la main […]
Très longue et émouvante correspondance amoureuse inédite, écrite pendant la rédaction du Grand Troupeau et les péripéties de Giono avec ses éditeurs.
Cette lettre, la plus longue connue, montre le touchant désarroi de l’écrivain, sa grave crise morale qui influencera entre autre, l’écriture de Jean le Bleu, ou Giono se replonge dans l’âge d’or de son enfance, pour «exorciser» le temps présent et ou Simone Téry apparaît sous le prénom de Anne, une jeune femme brune aux yeux verts.
─ Note :
La liaison passionnelle, intermittente et orageuse entre Giono et Simone Téry (1897-1967), journaliste et écrivain, a duré de septembre 1930 à l’automne 1933. La correspondance de Simone Téry est actuellement déposée à la Bibliothèque Nationale de France.