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Lot n° 193

GIONO (Jean). Manuscrit autographe signé d’un très beau texte de Giono écrit peu de temps avant l’explosion de la première bombe H américaine au dessus de l’Atoll du Pacifique Eniwetok le 1er novembre 1952.

Estimation : 1 500 - 2 000 €
Description
[…] Nous allons jeter cette bombe au dessus d’un atoll, les océans vont s’envoler, les montagnes se fondre, les volcans jaillir, l’or s’effondrer en poussière, la lumière construire de longues colonnes d’or pur, nous
allons tous retourner au centre de la nébuleuse originelle […]

Sans titre, Manosque, 13 octobre 1952 ;
2 pages in-4 d’une écriture très serrée à l’encre noire sur deux feuillets de papier jaune filigrané (Bambou-Nippon). Corrections, ajouts et annotations marginales.

Manosque, 13 octobre 52.
Nous étions en train de regarder l’automne. Les hommes qui marchent à la tête des chevaux, devant les charrettes de raisin, ont une allure goguenarde et fanfaronne. On rit à la vendange. Ceux qui marchaient
en plein été devant les charrettes de blé étaient graves et silencieux.
Rien de composé dans ces attitudes. Elles sont naturelles.
Cela vient du fond des temps ; c’est l’homme sachant d’instinct les valeurs différentes du blé et du vin.
Rien de composé non plus(ou ceci est une autre affaire) dans les textes de Marguerite Taos.
C’est l’homme devant les problèmes et le mystère.Prenons la vie la plus patriarcale.
Il n’y a pas que le foyer, le verger, le troupeau, le cheval, le couteau et la source ; même en y ajoutant le blé et le raisin qui viennent de nous faire réfléchir.
Il suffira d’un soir de peur pour donner à l’huile de la lampe une valeur démesurée. Pour peu que je sente la nécessité de me mettre bien avec quelque dieu j’irai d’instinct à mon blé à mon vin, à mon huile, à mes moutons pour m’en servir d’appât ou de cadeau ; je ne sais rien d’autre qui puisse faire merveille. Nous voila dans les grandes constructions.
Il ne faut pas beaucoup de temps pour voir un astre et un esprit dans le même olivier. A partir de la nuit ou je n’ai eu que la lampe à mettre entre l’ombre et moi, l’huile a assaisonné mes pois chiches d’un gout nouveau .
Or je suis né après mon père qui était né lui même après le sien, et la peur est née avant tout le monde. Si je me réjouis de mon verger, je ne pense pas qu’en jarres ; ou si je pense en jarres c’est plus (disons autant) pour rassurer mon esprit que mon ventre. Le poète est arrivé, et le charme .Yahvé et Job ne sont pas loin ; et la démence, je veux parler de celle qui accompagne pas à pas toute raison ; disons le symbolisme.
« Il dit, et déracine un chêne ».Il ne faut qu’un millième de seconde à un vieillard assis non seulement pour déraciner mais pour animer tous les chênes de l’univers. Un millième de seconde, et les voila alignés, à
droite par quatre, ou « chevauchant par bruyères, par montagnes, par vallées, par roches et par malaisés détroits » comme l’armée écossaise de Froissart.
C’est commode quand on a à se venger de quelque tyrannie divine et qu’on est tout au plus un pauvre vieux berger solitaire.
Tout homme fut il roi, réclame sans cesse que justice lui soit rendue.
Et il y a les délices du risque. Que de progrès je fais depuis le moment ou l’olivier ne pouvait me donner
que l’huile de ma salade ou de ma lampe, le jour où je l’imagine (je le sais) capable de partir à son aventure personnelle comme vous et moi.
Il va me falloir ruser avec lui, pendant qu’il rusera de son coté.
Si mes moutons peuvent sublimement se dresser sur leurs pattes de derrière et rugir comme des lions je marcherai désormais devant le troupeau sans ennui et en serrant délicieusement les fesses. Voila à proprement parler la civilisation, et ce qui me distingue de l’inanimé. Je ne suis plus nu et cru. J’ai mes
usines d’armes ébouriffantes. Aux constantes affirmations de la nature, je peux enfin répondre par une simple conjonction de coordination et dire !
Oui, mais. C’est un nouveau destin .Ou je partais perdant j’ai désormais des chances.
Les murs de ma prison sont historiés, et comme dés qu’on a vu un visage ou une licorne dans une tache de moisissure on peut y voir une infinité de dimensions, il n’y a plus de limite à ma liberté.
Mon grabat est mon Caucase ; je suis Prométhée en faisant ma sieste, et la preuve qu’il n’y plus ni murs, ni verrous, c’est que le vautour est instantanément arrivé pour faire son office.
Il n’est plus question de me confondre avec le reste de l’univers, j’ai une valeur propre.
De toute façon c’était vrai ; mais à une place qu’il me fallait à toute force quitter .Car, ou prendre le courage de bien se tenir dans un voyage immobile qui va de zéro à zéro. Du moment que la vie est un songe, à moi les bonds de léopard ! Je n’ai pas besoin d’ingénieurs pour réaliser mes rêves .Je vole, non pas comme un avion ,mais comme un aigle ; mieux encore ; comme une mouche et j’occupe paisiblement tous les points de l’espace .Je n’ai pas besoin d’écoles, d’épures, d’agrégés, de techniques, de polytechniques de conseils d’administrations, de capital, de prototypes, de prolétariat, de travail à la chaine, je peux continuer a paitre mes troupeaux, enjamber mon cheval, escalader mon chameau, garder mes horizons propres, obéir aux vieilles lois qui me sont paternelles et même faire la guerre pour mon plaisir ( ce qui est un luxe rare) je n’en suis pas moins le plus civilisé du monde, et mes inventions sont parfaites. Si parfaites qu’au lieu de limer ma sagesse, elles l’aiguisent.
La misère de l’homme est d’être de ce monde ; sa grandeur est de le dépasser. Tous les efforts des temps modernes et mêmes ses délires sont facilement tenus en lisière.
« Nous avons trouvé disent ils le secret pour faire éclater l’univers.
Nous allons jeter cette bombe au dessus d’un atoll, les océans vont s’envoler, les montagnes se fondre, les volcans jaillir, l’or s’effondrer en poussière, la lumière construire de longues colonnes d’or pur, nous allons tous retourner au centre de la nébuleuse originelle pèle mêle avec les silexs, les mammouths, la rue
de la Paix et les polices d’état ! Mais un couvercle de réalité obture mathématiquement leur chaudron.
Et tout ce qu’ils font, c’est ouvrir sur la terre un nouvel abattoir clandestin.
Or, chaque jour, sans même quitter sa quenouille ou son peigne à carder, une indienne guatémaltèque, ou (comme ici) une femme berbère fait éclater l’univers, et le recompose sur des thèmes au dessus du réel...

Cette préface de Giono devait paraître dans Le Grain magique de Marguerite Taos paru en 1966 chez Maspéro.
Suite à une brouille intervenue dès la fin de 1952 ce texte n’a pas paru dans ce livre mais en 1998 dans les cahiers de la NRF. Jean Giono, de Montluc à la « série noire », Gallimard p.169 à 172.
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