Lot n° 46
Sélection Bibliorare

Gustave FLAUBERT (1821-1880). Manuscrit autographe signé, Voyage en Orient. I. La Cange, février 1850 ; 23 pages sur 15 feuillets in-fol. (36 x 23,5 cm) reliés demi-maroquin brun à larges coins, dos à 5 nerfs (P.-L. Martin). Précieux...

Estimation : 20000  -  25000
Adjudication : 33 280 €
Description

manuscrit de premier jet du tout début du Voyage en Orient, rédigé à bord de la cange sur le Nil.
Rappelons que c’est de 1849 à 1851 que Flaubert voyagea en Orient en compagnie de Maxime Du Camp, pour un long voyage qui les emmena d’abord en Égypte, puis en Palestine, au Liban, en Syrie, en Turquie, en Grèce et enfin en Italie, voyage qui le marquera durablement. Chargés d’une vague mission gouvernementale, Flaubert et Du Camp s’embarquent à Marseille le 4 novembre 1849 et touchent terre à Alexandrie le 15 novembre, puis arrivent le 26 novembre au Caire d’où ils partiront le 5 février 1850 pour un long périple.

Le manuscrit a été rédigé du 6 au 20 février 1850, « à bord de la cange » (embarcation légère utilisée pour la navigation sur le Nil), alors que Flaubert vient de quitter Le Caire pour remonter le Nil, et qu’une tempête de sable (khamsin) le retient enfermé.

Claudine Gothot-Mersch, dans son édition du Voyage en Orient, a mis en évidence la particularité de ces pages de La Cange au sein du Voyage en Orient : Flaubert « construit et rédige soigneusement son texte : il commence par le relier à son voyage de 1840 aux Pyrénées et en Corse ; il l’orne de plusieurs retours en arrière, d’un parallèle entre le Nil et la Seine ; il superpose adroitement ses deux arrivées à Marseille ; il divise le récit en très petits chapitres numérotés. La Cange est un écrit plein d’émotion, d’un style vibrant de questions, d’exclamations, de rhétorique, et qui offre ainsi un contraste frappant avec le reste du Voyage en Orient, dans lequel Flaubert l’intercalera plus tard. Sa rédaction est abandonnée quand les occasions de visites deviennent plus nombreuses : à ce moment-là, plutôt que de faire l’écrivain, “il vaut mieux être œil tout bonnement”. »

Après ces pages de La Cange, Flaubert a préféré prendre des notes sur ses carnets, à partir desquels il rédigera, à son retour en France, le manuscrit de son Voyage en Orient, qui ne sera publié qu’après sa mort. Il y recopiera (avec des variantes) ces pages de La Cange, après les quelques pages qui évoquent son départ de Croisset puis de Paris, avec cette indication : « J’intercale ici quelques pages que j’ai écrites sur le Nil, à bord de notre cange. J’avais l’intention d’écrire ainsi mon voyage par paragraphes en forme de petits chapitres, au fur et à mesure, quand j’aurais le temps – c’était inexécutable. Il a fallu y renoncer dès que le khamsin s’est passé et que nous avons pu mettre le nez dehors. J’avais intitulé cela La Cange. »

Ces huit chapitres de La Cange seront d’abord partiellement publiés dans Le Gaulois du 13 mars 1881 (d’après le texte recopié dans le manuscrit du Voyage en Orient), repris dans le tome VI des Œuvres complètes chez Quantin en 1885, dans Par les champs et par les grèves (Charpentier, 1886), et en édition séparée sous le titre À bord de la Cange (Ferroud, 1904), avant la première édition du Voyage en Orient chez Conard en 1910.

Le manuscrit est écrit à l’encre noire, de premier jet, réservant une large marge à gauche pour les ajouts ; il présente de très nombreuses ratures et corrections, et d’importants passages biffés ou retravaillés, avec des variantes inédites. Après deux feuillets de titre, signés, il est folioté par Flaubert de 1 à 11, plus [6 bis] et [8 bis], et comprend huit chapitres (I-VIII).

I (1 r°-v°), daté en tête « 6 Février 1850. à bord de la Cange ». Flaubert évoque abruptement le souvenir de son retour de Corse : « C’était, je crois le 12 novembre de l’année 1840. J’avais 18 ans. Je revenais de la Corse (mon premier voyage !). La narration écrite en était finie […] J’ai jeté sur les feuilles noircies un long regard d’adieu puis les repoussant de la main gauche j’ai reculé ma chaise de ma table et je me suis levé. Alors j’ai marché de long en large dans ma chambre, les mains dans les poches, le cou dans les épaules, les pieds dans mes pantoufles, le cœur dans ma tristesse. C’était fini. J’étais sorti du collège. Qu’allais-je faire ? J’avais beaucoup de plans, beaucoup de projets, cent espérances, mille dégoûts »...

II (2 r°-v°). « Il y a déjà dix ans de cela. Aujourd’hui je suis sur le Nil et nous venons de dépasser Memphis. Nous sommes partis du Vieux Caire par un bon vent du Nord. Nos deux voiles, entrecroisant leurs angles, se gonflaient dans toute leur largeur, la cange allait penchée, sa carène fendait l’eau. […] Il y avait beaucoup de soleil. Le ciel était bleu. Avec nos lorgnettes nous avons vu de loin en loin sur la rive des hérons ou des cigognes. L’eau du Nil est toute jaune »… La première moitié du verso est biffée, avant d’être reprise : évocation de « l’éternelle rêverie de Cléopâtre et comme un grand reflet de soleil le souvenir doré des Pharaons », avant la belle description du coucher de soleil.

III (3 r°). Retour en pensée à Croisset : « Là-bas, sur un fleuve moins antique plus doux j’ai qq part une maison blanche dont les volets sont fermés maintenant que je n’y suis pas. Les peupliers sans feuilles frémissent la nuit dans le brouillard froid […] J’ai laissé la longue terrasse bordée de tilleuls L. XIV où je me promène après les repas en fumant ma pipe »...

IV (4 r°-v°, 5 r°). « Vous raconter ce qu’on éprouve, à l’instant du départ, et comme votre cœur se brise à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela ». Récit du voyage en diligence ; description des passagers…

V (6 r°). « J’ai souvenir, pendant la première nuit, d’une côte que nous avons montée »... Suite du voyage ; conversation de deux voyageurs. [au verso, première version très différente et abondamment corrigée de la page 5].

VI (7 r°-v°, 8 r°-v° ; en 6 bis, r°-v°, première version très corrigée du début de ce chapitre). « Donc de Paris à Marseille (voilà la troisième fois que je fais cette route et dans quelle situation différente toutes les fois !) rien qui vaille la peine d’être écrit. Parmi les passagers du bateau de la Saône nous avons regardé avec qqu’attention une jeune et gde créature qui portait sur sa capotte de paille d’Italie un long voile vert. […] j’ai cette manie de bâtir des romans sur les figures que je rencontre. Une invincible curiosité me fait me demander malgré moi quelle peut être la vie du passant que je croise. Je voudrais savoir son métier, son pays, son nom, ce qui l’occupe à cette heure, ce qu’il regrette, ce qu’il désire, ses amours oubliés, comme ses rêves d’à présent, jusqu’a la bordure de ses gilets de flanelle et la mine qu’il a quand il se purge. Et si c’est une femme, alors la démangeaison devient cuisante. Comme on voudrait tout de suite la voir nue (avouez-le !) et nue jusqu’au cœur, surtout ! »… [Sur le feuillet 8 bis, r°-v°, première version de ce passage.]

VII (9 r°-v°, 10 r°). « Nous savions que Gleyre était à Lyon chez son frère, son beau-frère ou quelque chose d’analogue »... Causerie avec Gleyre sur l’Orient. Embarquement sur le bateau du Rhône… On prend le chemin de fer à Avignon… Arrivée sous la pluie à Marseille.

VIII (11 r°-v°). « La première fois que je suis arrivé à Marseille, c’était par un matin de 7bre. Le soleil brillait sur la mer – elle était plate comme un miroir, toute azurée étincelante de mille rayons. [...] Je suis descendu de voiture pour respirer plus à l’aise & me dégourdir les jambes. C’était une volupté virile comme j’en ai peu retrouvé depuis. Comme je me suis senti pris d’amour pour cette mer antique dont j’avais tant rêvé tous les rivages. [...] Comme il y a longtemps de cela, mon Dieu ! » Suivent six lignes biffées restées inédites : « Comme j’ai vécu de jours depuis, comme il s’est passé de choses. Qu’ai-je fait de tout ce temps-là – était-ce bien moi ? n’est-ce pas une histoire qu’un autre m’aurait contée et que je répète ». Enfin la date finale : « 20 février – mercredi ».

Succession de Mme Franklin-Grout-Flaubert (vente Paris 18-19 novembre 1931, partie du n° 155) ; puis collection Marc Loliée (25 avril 1997, n° 50).

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