Lot n° 31

Marguerite Eymery, dite RACHILDE.

Estimation : 3 000 - 4 000 €
Adjudication : 6 760 €
Description

Trois lettres adressées à Alfred Jarry. 16 février 1898-21 novembre 1898.
3 lettres autographes signées “Rachilde”, 10 pages in-12, 1 enveloppe.
Truculente correspondance adressée par Rachilde à Alfred Jarry du temps du Phalanstère: elle témoigne de la profonde tendresse que l'auteur de Monsieur Vénus nourrissait pour le “petit Ubu”.
“Des amitiés, littéraires et autres, que Jarry entretint au cours d'un séjour terrestre bref mais bien rempli, nulle ne fut plus suivie, nulle ne fut moins nuageuse que son amitié avec Rachilde” (Rachilde et Jarry, étude copulative de leurs correspondances, Cymbalum pataphysicum, n° 18, 1982).
Dès leurs premières rencontres aux mardis du Mercure en 1894, Jarry reçut le soutien de Rachilde: elle l'encouragea non seulement à représenter son Ubu Roi en privé, rue de l'Échaudé, mais intervint en sa faveur auprès de Lugné- Poë. Elle lui permit ainsi de monter en décembre 1898 sa pièce à scandale au Théâtre de l'OEuvre.
Les lettres de Rachilde révèlent combien son rôle auprès de Jarry, grand provocateur, dépassait largement celui du mentor, incarnant une figure quasi maternelle: elle le protège, le rappelle à l'ordre lorsque ses excentricités dépassent les bornes, tout en prenant soin d'effacer de son propre discours toute marque grammaticale féminine.
La lettre du 16 février 1898 est entièrement consacrée à l'histoire de la vieille dame, une anecdote bien connue des lecteurs de Jarry. Berthe de Courrière, ancienne maîtresse du général Boulanger et du sculpteur Clésinger, égérie de Remy de Gourmont, avait envoyé à Jarry une lettre enflammée motivée par une farce de Jean de Tinan. L'impertinent Ubu s'apprête à y répondre par un chapitre de l'Amour en visites ridiculisant cruellement la prétendante. Consciente de “l'inutilité pour ne pas dire l'imbécillité” de son effort, Rachilde vient le “tirer encore par la manche pour lui glisser de timides observations”.
Il n'y a pas à tortiller: c'est de la diffamation et si elle est moins folle que d' habitude elle peut vous faire aller en cour d'assises.
Alors ?..
Elle a été sotte, ridicule, méchante, mais tout cela tombe devant le cas de folie dûment constaté par vous même, mais elle vous a rendu service !
Il est peut être regrettable qu'on ne veuille pas enfermer les fous complètement, cependant, si on les laisse en liberté ce n'est pas non plus pour que nous devions les traiter en personnes raisonnables et... responsables.
Chaque fois que vous ferez du mal à une bête ou à un inconscient vous me révolterez. La raison que ça vous amuse ne me semble pas suffisante du tout.
Et la raison de me révolter, histoire de vous amuser, ne me parait pas suffisante non plus.
On ne se venge pas de qui agit en état de fièvre, voyons !
Et puis j'ai peur des actes de violence comme j'ai peur des chiffres qui se multiplient dans un calcul que je ne peux pas débrouiller.Rachilde plaide la cause des “vieilles dames qui sont malades, au seul titre de la logique” et par égard envers une maison d'édition peu en odeur de sainteté:
Vous savez que je ne suis pas très fort ni en calcul, ni en autre choses, alors je suis obligé d'aller vers les gens avec mon seul instinct. J'ai idée que ce petit exploit littéraire vous amènera des huissiers ou... quelque bol de vitriole [sic], ce qui serait tout à fait idiot. Considérez que le livre en question est chez un éditeur peu en odeur de sainteté et qu' il est très facile de le faire saisir pour une autre raison que celle de la légèreté même de l'ouvrage. Votre dessin lui ressemble assez pour parapher ses propres lettres y inscrites...
Je vois d' ici votre sourire impertinent mais je ne m'en inquiète pas parce que si je ne vous disais pas ces choses à cause de ce sourire-là je serais purement et simplement un lâche et que la lâcheté ne rentre pas dans mes habitudes. [...] Je vous en prie, prenez garde à votre peinture... de moeurs et tâchez, au moins, de n'y point salir votre avenir de petit homme de génie.
Elle passe ensuite à un “autre crime”, chargeant son correspondant de lui trouver un bateau sur les rives de la Seine avant de lui asséner: “Vous êtes bien méchant, Ubu !”
Je voudrais donner le mien aux jeunes pigeons que vous savez et en avoir un autre dans lequel je puisse entrer sans le frisson de terreur qu' il me communique. Il faut que je prenne cette petite précaution contre mes nerfs sans cela je ne pourrai pas troller cet été, je le sens.
Les deux lettres suivantes se rattachent au Phalanstère, maison louée à Corbeil par le couple Vallette et quelques membres du Mercure de France - dont Jarry - en 1898. Expérience de courte durée, en raison notamment des nombreuses méconduites de Jarry.
Regrettant sa vie encombrée de soucis qui la tiennent loin de l'écriture, elle fait allusion à la vie amoureuse de l'écrivain (que celui-ci s'efforça sa vie durant à entourer de mystère), espérant, dit-elle, que “de votre côté, malgré les nombreuses Marie-Thérèse et les non moins nombreux petits garçons, vous avez le temps de lire, sinon d' écrire, et que les soins que vous mettez à cambrioler vos voisins ou à voler leurs cocottes (je parle des poules tombées dans le piège) ne vous empêchent pas de vous occuper de votre gloire future. [...] D'ailleurs, en automne, les feuilles qui tombent appellent - léger choc en retour d'un coup d' éventail - les feuilles qu'on tourne et il faut lire, ne serait-ce que pour s' imaginer qu'on s'endort avec la terre mourante.
(Ça c'est du style à trois sous !),” ajoute-t-elle, tout en demandant à son protégé de la tenir au courant de nouvelles concernant la maison dont “Notre compagnon directeur a l'air de ne pas s'occuper du tout”.
Je suppose que vous n' écrivez pas seulement pour parler poisson sur un seul crin ? [...] Je ne crois pas que ce puisse être désormais celui qui Bègle mais bien celle qui bègle qui nous serait la puissance des ténèbres.
Dans la troisième lettre, l'agacement face aux farces répétées de Jarry commence à pointer:
Ne manquez pas mardi, si vous pouvez venir, Ubu, d'apporter une preuve quelconque au sujet de la porte refermée par vos soins car le père des Trolls m'ayant posé la question directe, j'ai dû répondre la vérité...
[...] Le père des Troll a été d'une grande colère car, comme je vous le disais, il avait une absolue confiance en vous... jusqu' à me reprocher amèrement de ne pas avoir rangé sa cuillère à poisson qu' il m'avait cependant vu remettre en place !
Maintenant, ayant le temps de réfléchir et de vous juger... selon les lois relatives à l'Absolu que vous détenez, il incline à plus d' indulgence mais vraiment, Ubu, moi je demeure tout à fait désolé d'avoir perdu deux heures à ne pouvoir refermer ma porte au lieu de m'amuser en mon Phalanstère comme je me le promettais.
Vous me faites vivre, là-bas, dans des transes continuelles qui conviendraient à peine à une médium. Ce n'est pas bien de vous ficher ainsi des vieilles dames souffrantes et perpétuellement terrifiées par le surnaturel de la vie comme moi.
La nouvelle de la disparition d'un des leurs y occupe bien moins de place que les impertinences de Jarry: “Jean de Tinan est mort et on l'enterre lundi au Père Lachaise.” (Le jeune écrivain et chroniqueur du Mercure de France avait succombé le 18 novembre 1898 à une crise cardiaque.)

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