Lot n° 237

Jean GENET.

Estimation : 80 000 - 120 000 €
Adjudication : 182 000 €
Description
Tonnerre de Brest. Le 13 mars 1945.
Manuscrit autographe in-4 de (1) f. de titre, 396 feuillets sur un cahier d'écolier ou insérés, la plupart numérotés de la main de l'auteur (dont 34, numérotés, sont vierges): conservé dans un étui.
Célèbre manuscrit autographe signé de premier jet de Querell e de Brest dont la réapparition en 1992 dans la vente de Jacques Guérin fut un événement.
Le manuscrit de la première version de Querelle de Brest se présente comme un gros cahier d'écolier portant sur la couverture le titre «Tonnerre de Brest/Roman/I » et la date du 13 mars 1945. Le verso de la couverture et la page de garde donnent à lire une longue dédicace à Jacques Guérin, riche industriel et bibliophile qui avait rencontré Jean Genet en mars 1947 par l'intermédiaire d'un libraire parisien, Roland Saucier. Guérin acquit le manuscrit; quand le roman parut en novembre, il lui était dédié, alors que le manuscrit prévoyait que l'hommage allât à Jean Cocteau.
Au long du cahier ou sur des feuillets insérés se lit une première version du roman déjà proche de la version finale, malgré d'inévitables hésitations, des récritures, manques, suppressions et déplacements de segments de longueurs diverses.
La diversité des papiers, la discontinuité dans la numérotation des feuillets témoignent d'une rédaction à la fois suivie et fragmentée: certaines sections ont été rédigées indépendamment, dans un ordre qui ne sera pas nécessairement celui de leur apparition à l'état final; certaines (comme le récit du meurtre de l'Arménien) semblent être la mise au net d'un premier jet; d'autres sont encore à l'état de projet.
Ce document d'environ 370 pages est d'un très grand intérêt pour l'histoire du roman de Jean Genet.
On y découvre par exemple quelques pages sur les relations de Querelle et des femmes ou sur ses rapports avec le tenancier de La Féria qui seront plus tard écartées et qui éclairent diverses allusions restant opaques dans l'état final. Certaines remarques ponctuelles non conservées présentent par ailleurs un intérêt considérable pour la compréhension générale du projet du romancier: «Puisque notre esthétique exige que l'auteur se rattache à son oeuvre de la façon la moins ambiguë, le lieutenant
Seblon sera tout particulièrement notre projection parmi les personnages de ce livre. »
À diverses reprises ont également disparu des lignes ou des pages de transition, ainsi que les soustitres qui distinguaient à l'origine clairement les extraits du carnet intime du lieutenant Seblon. Fort significatif est ainsi le changement esthétique intervenu entre ce premier état du roman et la version publiée: l'abandon d'une poétique de la marqueterie au profit d'une esthétique du flux. Le manuscrit est par exemple divisé en trente-deux chapitres, dont chacun se serait sans doute ouvert par une citation d'exergue. Genet y renonça ensuite, fusionnant en outre de nombreux paragraphes, supprimant fréquemment l'alinéa même lorsqu'il y avait originellement un saut de ligne, une ligne de pointillés, voire un saut de page.
Les renseignements qui précèdent nous ont été transmis par Gilles Philippe après examen du manuscrit.
M. Philippe prépare actuellement, avec Emmanuelle Lambert, la prochaine édition des romans de Jean Genet pour la Pléiade: qu'il trouve ici l'expression de notre vive gratitude.Le manuscrit a donc été acquis en 1947 par Jacques Guérin directement auprès du romancier.
Ce dernier a inscrit en tête un long envoi: “Cher Monsieur, Si ce manuscrit est le premier que l'on me fait l' honneur de payer - au-delà selon moi de ce qu' il vaut - croyez bien que j'en éprouve une grande fierté. La confiance que vous m'accordez en désirant une dédicace m'obligerait à vous la choisir entre toutes. Or je ne puis mieux vous exprimer ma gratitude que par la joie que j' éprouve à connaître un lecteur pour qui le fétichisme est une religion.
Que ce manuscrit vous soit une amulette. Je ne le désire qu'afin qu'elle vous soit bénéfique.
Vous aurez été, Monsieur, le premier à aimer le Tonnerre de Brest; vous êtes le seul à en posséder la première version. Mais puisqu'ainsi vous êtes au fait de mes repentirs, ne profitez pas de cette supériorité sur moi, et souffrez que je me fasse humble devant vous.
Je vous embrasse.
Jean Genet.”
Avant de le mettre en relation avec le romancier, Roland Saucier avait soumis au bibliophile deux livres nouvellement parus, dont le premier passait pour un chef-d'oeuvre: Les Amitiés particulières de Roger
Peyrefitte et Notre-Dame des fleurs de Jean Genet. Après lecture, Guérin dit à Saucier: “Vous faites erreur, le chef-d'oeuvre c'est le livre de Genet. L'autre n'est qu'une aventure.”
Lorsque Jean Genet et Jacques Guérin se rencontrèrent, ce dernier demanda à lire le manuscrit en cours, Querelle de Brest - alors encore intitulé Tonnerre de Brest. Il l'acquit peu après. Par la suite, Genet lui offrit les manuscrits du Journal du voleur et de Pompes funèbres.
(Bibliothèque Jacques Guérin, VII, 1992, nº 34: “Genet écrivit Querelle presque en même temps que Pompes funèbres, durant ces années fastes (1942-1948) où il produisit plus de la moitié de son oeuvre à une cadence effrénée. Cocteau lui avait dit: «Tu es un très mauvais voleur puisque tu te fais toujours prendre, mais tu es un grand écrivain. Travaille. » Ce qu'il fit. [...] Ce livre n'est pas seulement fiction romanesque, mais aussi quête onirique, album de souvenirs parcouru de frissons et de fantasmes, de délires et de fixations obsessionnelles. Héros de la saga homosexuelle, Querelle n'est pas Genet, mais
Genet voudrait être Querelle. Jamais l'auteur ne nous avait livré autant de lui-même.”).
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