Lot n° 827

VOLTAIRE (1694 1778) [AF 1746, 33e f]. —

Estimation : 8 000 - 10 000 EUR
Adjudication : 10 400 €
Description

L.A.S. « V », 28 septembre [1761, au comte d’ARGENTAL] ; 4 pages in-4.

Très belle et longue lettre sur les événements du temps et la guerre de Sept Ans, sur sa pièce Le Droit du seigneur et ses pamphlets facétieux sous les pseudonymes de Picardet et Charles Gouju, sa pièce Tancrède et Mademoiselle Clairon, et son travail pour l’édition du Théâtre de Corneille.

[Charles-Augustin Ferriol, comte d’ARGENTAL (1700-1788), administrateur et diplomate, alors ambassadeur de France à Parme et Plaisance, fut un des plus fidèles amis et correspondants de Voltaire, qui l’appelait, avec sa femme, ses « divins anges ».]

« O mes anges. Tout ce que j’ay prédit est arrivé. Au premier coup de fusil qui fut tiré, je dis en voila pour sept ans. Quand le petit Bussi [François de BUSSY] alla à Londres, j’osai écrire a Mr le duc de CHOISEUIL qu’on se moquait du monde et que touttes ces idées de paix ne serviraient qu’a amuser le peuple. J’ay prédit la perte de Pondicheri, et enfin j’ay prédit que le droit du seigneur de Mr Picardet réussirait. Mes divins anges, c’est parce que je ne suis plus dans mon pays que je suis profete. Je vous prédis encor que tout ira de travers, et que nous serons dans la décadence encor quelques années, et décadence en tout genre ; et j’en suis bien faché ».

Puis il parle de la Lettre de Charles Gouju à ses frères contre les Jésuites : « Je crois avec vous qu’il y a des moines fanatiques et meme des teologiens imbécilles. Mais je maintiens que dans le nombre prodigieux des teologiens fripons, il ny en a jamais eu un seul qui ait demandé pardon a Dieu en mourant [allusion au curé MESLIER], a commencer par le pape Jean douze, et a finir par le jesuitte Letellier et consors. Il me parait que Gouju écrit contre les téologiens fripons qui se confirment dans le crime en disant, la relligion cretienne est fausse donc il ny a point de Dieu. Gouju rendrait service au genre humain s’il confondoit les coquins qui font ce mauvais raisonnement ».

Il cite sa pièce Zulime : « Mais vraiment ouy. Dieu qui savez punir qu’Atide me haisse, est une assez jolie priere a Jesus Christ. Mais je ne me souviens plus des vers qui précèdent. Je les chercherai quand je retournerai aux Délices ». Puis il parle de sa tragédie Tancrède et de Mademoiselle CLAIRON : « Jetais desesperé, je jurais quand mademoiselle Clairon disait

                     On croit qu’a Solamir mon cœur se sacrifie

Eh pauvre femme. Il sagit bien icy de ton cœur, il sagit de n’etre pas pendue ! Pourquoy parles tu de Solamir ? […] Enfin, il y a mille raisons qui doivent faire réprouver ce destestable vers qui commence par ces mots comiques on croit. Qu’on ait la bonté de me faire appercevoir de mes défauts, je remercie a genoux, mais qu’on gâte ma piece par des vers qui me donnent la fievre ! je vous avoue que j’en mourrais de chagrin ». Il faut empêcher Mlle Clairon de dire ce vers…

Puis il parle de son travail sur Pierre CORNEILLE. « Je travaille sur Pierre. Je commente, je suis lourd. Cest une terrible entreprise de commenter trente deux pieces dont vingt deux ne sont pas supportables, et ne méritent pas detre lües. Les estampes étaient commencées. Les Crammer les veulent. Je ne me méleray que de commenter, et d’avoir raison si je peux. Dieu me garde seulement de permettre qu’ils donnent une annonce avant qu’on puisse imprimer. Je veux qu’on ne promette rien au public, et qu’on luy donne beaucoup a la fois ».

Et il conclut : « Mes anges j’ay le cœur serré du triste etat ou je vois la France. Je ne ferai jamais de tragédie si platte que notre situation. Je me console comme je peux. Qu’importe un Picardet ? ou Rigardet ? Il faut que je rie pour me distraire du chagrin que me donnent les sottises de ma patrie. Je vous aime, mes divins anges, et c’est la ma plus chere consolation. Je baise le bout de vos ailes »...

Correspondance (Pléiade), t. VI, p. 593.

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