Lot n° 300
Sélection Bibliorare

VERNE Jules (1828-1905). 7 L.A.S. «J. Verne» (une non signée), juillet-décembre 1848, à ses parents; 22 pages petit in-4, 6 adresses (quelques bords légèrement effrangés). Exceptionnel ensemble de sept lettres de jeunesse en partie inédites,...

Estimation : 15000 - 20000
Adjudication : Invendu
Description

racontant à ses parents ses débuts à Paris.

En 1848, Jules Verne a vingt ans. Après un premier séjour à Paris où il a passé les examens de sa première année de droit, il quitte définitivement Nantes pour la capitale afin d'y poursuivre ses études. Son père, avoué à Nantes, espérait que son fils lui succéderait.

En compagnie d'un autre étudiant, Edouard Bonamy, lui aussi originaire de Nantes, il s'installe rue de l'Ancienne Comédie, au carrefour de l'Odéon. Cette arrivée suit immédiatement la révolution de 1848 qui a mis fin au règne de Louis-Philippe et les terribles journées de juin qui ont vu la répression sanglante des ouvriers.

Cette exceptionnelle série de sept lettres, qui toutes prennent place dans une année capitale pour la formation du jeune Jules Verne, constitue un document extraordinaire pour la connaissance de l'auteur des Voyages extraordinaires. On y apprend tout de sa vie matérielle à Paris, ses ennuis d'argent, de santé, le déroulement de ses études. On y voit également la force des liens qui l'attachent à sa famille; on y découvre les opinions politiques du jeune homme; on assiste à ses premiers pas dans les salons littéraires, et, derrière tout cela, perce la passion de la littérature qui va bientôt l'emporter sur le droit; elles offrent aussi une série de tableaux pris sur le vif: les rues de Paris après la mitraille, un rassemblement populaire, une intervention de Victor Hugo à la Chambre... Pleines de verve et d'allant, remplissant les pages d'une petite écriture serrée, elles sont écrites dans un style vif, parfois ironique, et laissent deviner le futur écrivain. Nous ne pouvons en donner ici qu'un rapide aperçu. Elles sont toutes, sauf une, écrites de Paris en 1848: 17 juillet, 21 juillet, 5 août (Provins), 27 novembre, 6 décembre, 12 décembre, et 21 décembre. Jules Verne et sa famille. C'est la première fois que Jules Verne quitte durablement sa famille, à laquelle le lie une tendresse réelle: pour ses parents, son frère bien-aimé Paul, engagé dans la marine, les «petites filles» ses trois soeurs. Un amusant passage rappelle la complicité qui unit le père et le fils: «je n'ai emporté que le linge nécessaire que j'ai pu trouver dans ma boîte à chapeau. On peut tout mettre dans ces boîtes-là; il me souvient qu'à l'abri protecteur de la tienne, tu transportais en fraude chez Mme Nispreuve le remplacement d'un pot de chambre que j'avais cassé»... Jules donne un beau portrait de sa grand-mère paternelle: «la grand' maman est étonnante d'autorité, d'intelligence, d'amabilité. Je reste en extase devant elle»... Avec ses oncles, le cousin Charles, la tante Charuel, la famille Verne forme un clan soudé qui entoure et soutient le jeune Jules dans ses débuts à Paris. On relève aussi une discrète allusion à sa vie sentimentale, lorsque Jules pose dans sa première lettre une question qui semble innocente: «Ah, Dieu ! j'oubliais, il y a une chose qui ne m'abandonne pas au milieu de mes préoccupations de Paris ? Que peut-il être arrivé à propos d'un mariage d'une certaine demoiselle que vous connaissez bien, et qui devait s'effectuer mardi; j'avoue que je ne serais pas fâché d'être fixé à ce sujet»... [allusion au mariage d'Herminie Arnault Grossetière, avec Armand Terrien de la Haye; Herminie avait été son premier amour, pour qui il écrivit tous ses poèmes de jeunesse pendant deux ans.] La vie matérielle à Paris. Le jeune homme n'a pas la vie facile. Son père lui adresse une modeste pension mensuelle et lui demande des comptes précis. Tout naturellement, ces questions d'argent occupent une place importante dans ces lettres. La première de ces sept lettres, qui est aussi la première connue que Jules Verne écrivit de Paris, pose les bases de cet accord. Après avoir rendu compte de ses dépenses de nourriture, etc., le jeune homme écrit à son père: «Il reste donc 195 francs pour examen, et dépenses imprévues. Eh bien, examen et inscription, 165 francs. Il ne reste que 30 francs pour blanchissage, port lettres, garçons, que sais-je. Cette somme est forte il est vrai; aussi ne prétends-je pas la dépenser. Au reste, tout ceci ne doit pas être une question de chiffres, mais bien de confiance; c'est surtout ainsi que je la comprends, et la liquidation mensuelle le prouvera, je l'espère»... La lettre du 6 décembre nous offre un compte rendu exact et détaillé de la façon dont part son argent, en même temps qu'un cri de détresse: «Je ne fais que payer, à Paris ! Ainsi sur les cent francs laissés j'ai achevé le paiement du tailleur. De sorte qu'il ne m'est plus resté que cinquante francs sur lesquels je vis»... Dans ces conditions, le moindre imprévu tourne à la catastrophe: «Ma maudite montre me coûte 6 francs de réparation ! mon parapluie 15 francs, et ici j'ai été obligé de me four­nir d'une paire de bottes et d'une paire de souliers, de sorte qu'avec 100 francs du facteur, mais sans avoir rien dépensé pour moi, je me trouve aussi à sec que le trésor public !»... Au passage, on voit que l'étudiant en droit, s'il n'est guère doué pour les mathématiques, ne manque pas d'humour: «ces questions de chiffres me donnent un mal de tête affreux, à tel point que par antipathie je ne lis plus les séances concernant la rectification du budget de 1848, qui ne laissent pas d'être amusantes et variées !»... Tout cela est dit avec bonne humeur, mais ce budget serré va cependant avoir des conséquences néfastes sur sa santé. Dans la lettre à sa mère (27 novembre), il ne cache rien de ses problèmes: «À part ces vomissements dont je t'ai parlé et qui ne sont pas restés, j'ai des coliques perpétuelles; elles ne veulent pas me quitter et me fatiguent. Je mange pourtant fort peu ! Est-ce un déjeuner sans viande qui me donne ce dérangement ? Sont-ce les mets d'une qualité inférieure ? je ne sais. Bref au moment où je t'écris, j'ai le ventre coupé en deux !»...

S'étant évanoui chez un camarade étudiant en médecine, celui-ci attribue la cause de ce malaise au mauvais genre de repas qu'il fait: «Il est certain que les coliques ne me quittent pas. Il a prétendu que le matin la viande m'était indispensable, et que si je n'y prenais garde, mon état pourrait s'empirer. S'il faut le faire, c'est une grave augmentation du déjeuner, qui me reviendra à près d'1 franc. Je sais bien moi-même que tous les jours j'ai des étourdissements avant dîner-ce dîner ne peut me conduire au déjeuner, et le déjeuner ne saurait me mener au dîner !»... On le voit, le futur romancier riche et comblé a connu la faim à ses débuts. Jules Verne étudiant. Cette correspondance révèle le peu d'enthou­siasme que lui inspirent ses études de droit, mais aussi le sérieux qu'il met à préparer son examen: «J'ai revu l'instruction criminelle, et le code pénal; je m'occupe maintenant de la procédure, et je finirai par le code civil. C'est ce qu'il y a de mieux»...

Comme tout étudiant, il redoute la sévérité (la perversité) des examinateurs (21 juillet): «Les examinateurs sont d'une sévérité remarquable. Il refuse de candidats un nombre effrayant. Cela fait peur. Ce sont des questions qui ne viennent ni d'Adam ni d'Ève, qui surgissent tout d'un coup sans qu'on puisse assigner l'endroit d'où elles sortent. Il faut qu'elles viennent de l'Enfer ! Il faut qu'ils s'amusent à rechercher tout ce qu'il y a de plus difficile et de plus inattendu en fait de questions pour vous le jeter au nez, puis ils vous disent: j'en ai parlé à mon cours. À cela, il y a certaines gens, comme moi, qui ne peuvent rien répondre»... Début août, il passe et réussit le fameux examen : «Tu as vu que j'ai été reçu mieux que je ne l'espérais vu la série de professeurs sous lesquels j'étais tombé. Ainsi voilà ma seconde année heureusement terminée.

Qu'il en soit ainsi de la troisième»... L'histoire et la politique. Jules Verne arrive à Paris, dans une période particulièrement agitée de son histoire. La révolution de février 1848 a instauré la République, mais en juin, l'armée, sous les ordres du général Cavaignac, massacre la foule qui exigeait des réformes plus radicales. Moins d'un mois après ces journées, le souvenir en reste vivace: «J'ai parcouru les divers points de l'émeute, rues St-Jacques, St-Martin, St Antoine, le petit pont, la belle jardinière; j'ai vu les maisons criblées de balles et trouées de boulets. Dans la longueur de ces rues, on peut suivre la trace des boulets qui brisaient et écorniflaient balcons, enseignes, corniches, sur leur passage; c'est un spectacle affreux, et qui néanmoins rend encore plus incompréhensibles ces assauts dans les rues !»...

Quelques mois plus tard: «Hier soir d'immenses troupes d'hommes ont parcouru les boulevards avec d'horribles vociférations. De fortes patrouilles circulaient dans les rues; partout des groupes fort animés. On est, en général, pour Bonaparte, et à moins d'une fraude insigne, on présume qu'il doit être nommé. Une guerre, une émeute ne peuvent être maintenant que guerre civile».... Mais le jeune homme ne prend pas les choses au tragique: «Je vois que vous avez toujours des craintes en province; vous avez beaucoup plus peur que nous n'avons à Paris. La fameuse journée du 14 juillet s'est passée sans mouvement; et c'est le 24 qu'on assigne maintenant pour l'incendie de Paris; ce qui n'empêche pas la ville d'être tout aussi gaie qu'à l'ordinaire»... C'est l'époque où se préparent les premières élections présidentielles, avec Cavaignac, Louis-Napoléon Bonaparte et Lamartine comme candidats. Les débats traversent cette correspondance. Le père est pour Cavaignac, le fils pour Napoléon: «Papa doit être plus Cavaignaciste que jamais, après son triomphe d'avant-hier. Pour moi, cela n'a aucunement changé ma manière de voir. Il a fort bien débité un discours préparé par d'autres, il a profité du fâcheux emportement de ses adversaires, et, en somme, il s'est peu disculpé des condamnations portées contre lui; de sorte que: Vive Louis Bonaparte !»... Mais c'est un peu un jeu entre eux, et Jules considère cette agitation avec détachement: «enragés Cavaignacistes de Nantais. Mais Cavaignac est admirablement coulé à Paris, tous les journaux se rallient à Napoléon ! On ne sait s'il y aura du trouble. En tout cas je ne m'en mêle pas»... Ou encore: «Pour qui prendre parti ? Qui représentera le parti de l'ordre ? Sous quel drapeau se ranger ? La garde nationale, la mobile, l'armée ? Tout sera divisé ! Qu'arrivera-t-il ? On ne sait vraiment pas ce que cela va devenir ! Quant à moi, cric, crac, je ferme ma porte, et je reste chez moi à travailler, pourvu qu'on ne me tracasse pas, qu'ils se débrouillent comme ils voudront»... La littérature. Jules confesse: «Je suis dans le plus affreux dénuement de livres de littérature, et j'ai des crispations nerveuses quand je passe devant la boutique d'un libraire ! Je ne puis me passer de livres, c'est impossible ! je les paierai plutôt sur les fonds de caisse d'épargne !»...

Il fait l'acquisition des oeuvres complètes de Shakespeare et rêve devant «un Walter Scott complet et bien relié 32 volumes pour 60 francs ! Un Scribe complet relié 24 volumes pour 50 francs !»... La vie à Paris est pour lui l'occasion de se plonger dans la littérature en train de se faire: «C'est vraiment un plaisir par trop incompris à Nantes que celui d'être au courant de la littérature, de s'occuper de la tournure qu'elle prend, de voir les différentes phases par où elle passe sans cesse ballottée de Shakespeare à Racine, de Scribe à Clerville ! Il y a des études profondes à faire sur le genre présent et surtout sur le genre à venir»... Son dieu d'alors est Victor Hugo, qu'il va écouter à la Chambre, ce qui nous vaut cette anecdote cocasse: «Victor Hugo que je voulais voir à tout prix a parlé pendant une demi-heure. Je le connais maintenant. Pour le voir à sa place, j'ai écrasé une dame et arraché la lorgnette des mains d'un inconnu. Cela a dû être mentionné au Moniteur !»... Il cherche tous les moyens de lui être présenté, par l'intermédiaire de son oncle Châteaubourg, puis d'un ami journaliste: «Ami de Victor Hugo, ce Mr me le présentera, dès que Mme V. Hugo qui déménage en ce moment (car il paraît que les poètes, et femmes de poètes sont sujets à des tracas pareils) pourra recevoir»... Il com­mence à fréquenter les salons, en particulier celui de Mme Barrère, une amie de sa famille, dont il laisse cette description éblouie: «Ayant beaucoup lu, beaucoup voyagé, beaucoup vu, ses paroles et ses idées sont naturellement revêtues d'un certain charme ! Alors les pensées viennent d'elles-mêmes, et c'est infiniment plus commode que lorsqu'il faut les inventer. Je passe quelquefois des heures dans mes visites, et la conversation, loin de languir, se continuerait indéfiniment»...

On voit le jeune provincial encore inexpérimenté faire ses premiers pas dans la société parisienne: «Je n'ai pas encore été revoir Mme de Barrère dont je tai parlé. C'est un bonheur qui m'arrivera prochainement. J'ai dîné chez Mme Arnous avec mes oncles et la famille Garnier, qui m'a demandé à me conduire dans plusieurs soirées. J'ai accepté mais je pense que je n'irai pas. Là je ne connaitrais personne: de sorte que c'est fort couteux et fort ennuyeux»... Mais il n'est pas dupe des apparences du monde: «Quant à la société de Mme de Barrère, cher papa, quant aux réceptions des auteurs dramatiques, sois tranquille, je sais ce qu'il y a à prendre et à laisser»...

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