Lot n° 181

PROUST Marcel (1871 1922)

Estimation : 4 000 - 5 000 EUR
Adjudication : 4 744 €
Description
L.A.S. «Marcel», «jeudi en rentrant» [23 décembre 1897 ?], à «mon rat gentil» [Lucien DAUDET]; 6 pages in-8 (petites fentes aux plis).
Très belle et tendre lettre de consolation peu après la mort d'Alphonse
Daudet.
[Alphonse Daudet, décédé le 16 décembre 1897, a été inhumé au Père-
Lachaise le lundi 20 décembre; Proust est tendrement attaché à son fils. La lettre semble INÉDITE (elle ne figure ni dans la Correspondance éditée par Philip Kolb, ni dans Mon cher petit. Lettres à Lucien Daudet (éd. Bonduelle).]
Il a été triste de ne pas le voir ce soir, mais, souffrant, il est allé tard dîner chez Durand avec Bibesco et Blum, «et comme Bernstein est venu pendant le dîner nous retarder il était plus d'onze h ½ quand nous avons eu fini. Sans cela je serais peut-être passé chez vous», ou encore, demain, bien qu'en principe il ne puisse sortir deux jours de suite; mais sa sortie l'a rendu beaucoup plus malade: «je sens vraiment que ce sera impossible. Et je pensai à vous, à ce qu'il y a de cruel pour moi à ne pas être plus maître de mon corps et à ne pouvoir aller près de vous, à être dans cet état de santé que votre père m'avait prédit et sur lequel il m'avait conseillé de veiller avec cette clairvoyance de génie et de bonté qui s'il vivait pourrait sans doute tous nous guider vers des choses merveilleuses. Quelque admiration sans bornes qu'il eût pour vous je me demande par moments s'il vous a entièrement connu, si la réserve, ou la timidité, enfin l'ensemble de choses qui naissent des rapports de famille, ne fait pas que vous l'avez involontairement privé de tout un côté de vous-même et s'il n'est pas mort sans avoir su que en vous le plus exquis et le plus profond de son esprit était intégralement transmis. Peut-être y a-t-il en cela quelque chose de plus sacré et de plus attendrissant que vous ne pouvez le sentir vous-même qui ne vous extériorisez pas assez pour vous rendre compte de ce qu'il y a en vous - de sorte que votre esprit célèbre pour moi chaque jour une sorte d'anniversaire de votre père en esprit et en vérité. Non seulement vous êtes sa chair et vous êtes son sang, mais il y a en vous comme une sorte de présence réelle de son esprit qui n'était peut-être pas en vous au même degré quand il vivait mais qui a effectivement passé en vous pendant ces jours de brouillard et de nuit où nous pleurions ensemble au pied du lit où il reposait - comme une sorte de survivance plus douce encore que son immortalité qui lui a été accordée d'habiter ainsi votre corps chéri - et comme une consolation pour vous de vous sentir vivifié et guidé par son esprit. Évidemment les mystères à l'âme nous dépassent de beaucoup trop pour que nous puissions savoir si ces choses doivent être pensées à la lettre ou comme une figure. Mais il n'y a pas plus de difficulté à les admettre que la transmission même des dons de l'esprit que personne ne songe à contester et qui si on y pense un instant est tout aussi mystérieuse. Pardonnez- moi mon cher petit de vous parler d'une manière si ennuyeuse.
Mais c'est un jour de “méditation” pour vous, et d'“élévation” d'“Élévation sur les mystères” [allusion à Bossuet] et c'est un de ceux auxquels je trouve le plus doux et le plus naturel de croire que votre père qui vous aimait tant et était si fier de vous se réjouit perpétuellement de votre grand esprit et se complaît à vous au sens des paroles de la Transfiguration.
“Celui-là est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis ma complaisance”»...
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