Lot n° 58

SEGALEN (Victor) — Les Cliniciens ès-lettres. Bordeaux, imprimerie Y. Cadoret, 1902. Grand in-8, 86 pp. dont la première blanche, chagrin noir à coins, dos à nerfs avec initiales « G.V. » doré en queue, tête dorée, couv

Estimation : 4000 - 5000 €
Description
Édition hors commerce à usage privé, tirée à 50 exemplaires sur vélin à la forme justifiés et signés par l'auteur de son monogramme ; seul grand papier. Extension du domaine de la bibliophilie. Il s'agit là de la thèse pour le doctorat de médecine que Victor Segalen soutint à Bordeaux en janvier 1902, et dont il donna 2 éditions hors commerce concomitantes : l'une, à usage universitaire, fut tirée à très petit nombre sous le titre explicite L'Observation médicale chez les écrivains naturalistes, et l'autre, à usage privé, comprit un tirage de tête restreint à 50 exemplaires sur grand papier, destinés aux amis et personnalités du monde littéraire. Joris-Karl Huysmans, qui fut le destinataire d'un de ces exemplaires s'exclama dans sa lettre de remerciements du 16 février 1902 : « Quel révolutionnaire vous faites, vous introduisez l'impression de luxe dans la thèse ! » Médecine littéraire et littérature médicale. Écrit dans un style très littéraire, ce travail universitaire étudie précisément le cas médical du « document humain » dans la question plus large des prétentions scientifiques de la littérature naturaliste. Partant de la préface que les frères Goncourt ont publiée à ce sujet en tête de Germinie Lacerteux, il se propose de mettre leurs idées à l'épreuve dans son propre domaine d'expertise : « Puisque [...] la technique de toute une école littéraire s'est réclamée des "libertés et des franchises" de la science, et en particulier des droits du médecin, il n'est pas déplacé à la science médicale d'apprécier la mesure dans laquelle cette école a tenu ses promesses, compris ses devoirs professionnels, conduit ses investigations cliniques, justifié, enfin, les droits arrogés » (préface). Pour cela, il entend « détailler les différents modes d'observation technique par lesquels un littérateur soucieux du vrai et désireux de science scrupuleuse, pouvait en acquérir les exactes notions ». Il examine par exemple comment Émile Zola a traité l'alcoolisme chronique de Louis Copeau dans L'Assommoir, ou comment l'« hystéro-neurasthénie » de Jean Des Esseintes a été décrite dans À Rebours par Joris-Karl Huysmans. Ce dernier, qui sort d'ailleurs indemne de la l'examen critique de Victor Segalen, lui écrivit le 16 février 1902 : « [...] Vous avez mis un peu d'ordre dans une question totalement inconnue et ingénieusement mis en valeur les quelques renseignements techniques et observations précises que les uns et les autres, nous avions pu, au cours de nos bouquins, trouver ; mais je ne puis me figurer sans sourire la tête des vieux bonzes de la médecine lisant votre thèse. Ce qu'ils ont dû être ahuris et se demander comment vous aviez pu avoir l'idée d'aborder un tel sujet hors de leur portée ! » Envoi autographe signé, en Chine : « À mon très cher confrère & ami, le docteur A. Gilbert de Voisins, sage-homme de première classe de la Faculté de Médecine de Houa-Tchéou (Chine). Avec l'expression de ma reconnaissance admirative pour les hautes qualités professionnelles dont il fit preuve dans nos interventions communes. Si-Ngan-Fou. Sept. 09... » Victor Segalen fait ici une allusion plaisante à une péripétie de son voyage en Chine avec Augusto Gilbert de Voisins : après une discussion sur l'obstétrique en fumant l'opium à Houa-Tchéou (Huazhou), près de Si-Ngan-Fou (Xi'an) dans le Shanxi, il fut appelé en pleine nuit à aider une femme chinoise à accoucher, et fut aidé en cela par son ami Augusto. Écrivain voyageur original, Augusto Gilbert de Voisins (1877-1939) était le petit-fils de Marie Taglioni, et avait épousé la fille de José-Maria de Heredia, Louise, divorcée d'avec Pierre Louÿs. Il accompagna deux fois Segalen en Chine, en 1909 et en 1914, finançant les voyages grâce à sa grande fortune, participant aux recherches archéologiques de Victor Segalen et partageant ses intérêts littéraires. L'exemplaire de Stèles qu'il reçut en 1912 souligne leur proximité : « Pour toi, mon cher Augusto, – qui eus mérité une haute stèle d'amitié sur les routes de terre jaune, – ces étapes d'un autre voyage où tu ne m'as pas quitté d'un pas. » Le « cher Augusto », évoqua ses relations avec Victor Segalen et la naissance des livres chinois de celui-ci dans le chapitre « Le souvenir de Victor Segalen » de son livre Écrits de Chine (Paris, Crès, 1923) : « Mais comment l'avais-je d'abord connu, ce compagnon de qualité si rare ? quel hasard amena, au juste, l'invention de notre premier projet et quels furent les résultats de la randonnée entreprise ? Ces pages vouées au souvenir de mon ami l'expliqueront un peu. [...]. Un soir que nous nous entretenions du plaisir que l'on prend à courir le monde et que, dessinant des itinéraires supposés, nous tâchions de savoir si Bornéo, Célèbes ou les îles environnantes promettent plus à l'utopiste que la Chine occidentale ou la Birmanie, une question se posa, très inattendue bien que toute simple, déjà ravissante et qui nous émut l'un et l'autre : ce voyage, une fois défini, ce voyage qui réunirait en lui seul toutes les vertus de la longue randonnée par ce qu'il contiendrait de rêve et de réel, ce voyage dont la saveur naissait sur nos lèvres, pourquoi ne pas le tenter ? Et aussitôt le plan de la discussion fut changé. Il ne s'agissait plus d'imaginer, il fallait choisir [...]. L'Asie continentale nous appelait d'une voix forte, la Chine surtout, la Chine peu fréquentée : les plaines de lœss, le Kan-Sou glacé, le Sseu-tch'ouan par lequel on monte vers le Thibet, les grands fleuves, enfin, dans leur haut cours, et ces autres contrées luxuriantes et lourdes qui mènent aux tropiques [...]. Quelques mois plus tard, nous nous retrouvions à Pékin. De juillet en avril de ces deux années heureuses [1909-1910], que de beaux jours brûlants ou froids, bleus ou gris, immobiles et tourmentés ! [...]. Sa conception du beau, elle s'assura durant ce long voyage qui fut aussi une longue méditation. Ses projets prenaient corps, se fortifiaient, d'autres naissaient sous l'influence de l'aventureux exil. »
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