Lot n° 80

SEGALEN (Victor) — Manuscrit autographe signé de son monogramme, passages de Thibet. 9 ff. in-folio sur papier Morin.

Estimation : 8000 - 10000 €
Description
9 « séquences » de Thibet. Rarissime en mains privées, le manuscrit et le dossier de travail autographes étant conservés à la BnF. Ce manuscrit déposé en bibliothèque comprend plusieurs versions de chaque poème, avec variantes, et les présentes « séquences » sont parfois conformes aux versions publiées dans la Pléiade d'après le manuscrit de la BnF, parfois légèrement différentes. Certaines sont inachevées. Victor Segalen a utilisé ici, comme souvent pour ses manuscrits littéraires et sa correspondance, un papier calque légèrement sulfurisé, fabriqué par les établissements Morin, qu'il appelait parfois « papier d'architecte ». iiie « séquence », ici sans date. « Même si je meurs plongeur à la mer saumâtre mauvaise au goût, Ou nageur à plat dessus la plaine, Ou de mort tiède étalé dans l'immobile lit trop doux, Je n'omettrai point de mon haleine Ardente – cri de rappel – le souvenir à voix d'airain De ton premier geste souverain. Thibet, d'un bond tu m'apparus, le monde changé, – vierge énorme Au delà des monts de mon désir ; Épaulant le Ciel-Océan de ton promontoire sans norme, Radjah du gigantesque gésir [...] » ve « séquence », sans date. « Sois loué, Thibet inhumain, pour ce front masqué de glaciers ; (Je n'y vois d'insolites visages...) – marmonnants mufles de mes yaks, chanfreins de mes chevaux d'acier, – (Je n'y vois d'insolites visages...) Pour ton blason sans traits ni teint ; pour ta figure d'un seul plan [corrigé dans une version ultérieure en « ta figure d'icoglan »]. Je n'y vois d'insolites visages : Je veux dire : vision, soudain, de cette Autre, de l'autre clan [corrigé dans une version ultérieure en « vision soudaine d'un Être de l'autre clan »] D'Elles, en leurs magiques mirages, Larves douces d'épouvante ou fantômes prestigieux [corrigé dans une version ultérieure en « Larves douces douloureuses plus que tout remords vicieux »] [...]  vie « séquence », ici datée « Singapore 22 déc. 17 / Brest 25 avril 18 », dans un texte inachevé. Victor Segalen y a laissé le choix de 10 mots en suspens : 7 en blanc dont 3 pour lesquels il a indiqué le rythme recherché au moyen de signes de scansion gréco-latins (« ⋃ » pour un pied court, « — » pour un pied long). Il a complété par la suite deux de ces blancs scandés, et marqué en outre 3 mots entre crochets comme incertains. Victor Segalen a emprunté pour cette « séquence » la vision du lama et des yaks gelés à un passage de l'ouvrage d'Évariste-régis Huc, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine (Paris, Adrien Le Clère, 1850). « Par le voyage de la vie en caravane personnelle Exploratrice du temps blanc [...] Il y a ces os laissés en pâture aux ... Dans une extase sempiternelle [...] Mais plus épouvantable de morne, J'ai regardé de tous mes yeux trop souffrants d'un rude soupçon Un moine gelé, bloc [le mot « bloc » est ici inscrit entre crochets] irascible, Abandonné par ses ⋃ — [ajout :« conjoints »] avant l'agonie impossible : J'ai vu l'homme vif pris au glaçon ! » viiie « séquence », ici signée de son monogramme et datée « 28 août/1r sept./4 sept. 18 », avec une épigraphe non conservée par la suite, « "La Montagne, sculpture de la Terre...", Cap-Coz. Juil. 18. H. », sans doute là une citation de son amie Hélène Hilpert. « Quel homme eût sculpté cet effort ? Quel être-dieu eût ébauché Ce corps innombrable & sans-figure ? [...] – Mais toi, Thibet, tu t'es pétri, levé du plus fort de toi-même, Héros terrassier & émouvant : Non point potier mis créateur [créateur corrigé en « poète » dans la version imprimée] ; & non artisan mais poëme Non pas du dehors mais du dedans ; Dieu-statuaire & dieu surgi, ciseau & feu & roc ardent, Tu fis ta médaille planétaire, Ton propre grand'œuvre dressé à ta devise escaladant : "Montagnes, sculpture de la Terre." » xxe « séquence », ici intitulée « Tö-Bod. Séquence dixième » et datée « 16 oct. 18 ». Un mot laissé en blanc mais avec indication du rythme voulu, et deux ratures. « En vain ! en vain ! et j'en suis là : seul & Toi devant ton spectacle, Ce lieu fixé dru par le regard. Pour te tenir ainsi, Thibet, au plus haut de tes simulacres [...] – Et voici... le Moment est haut & je la tiens pour bien acquise, Amoureuse à pleurer de plaisir. Je suis le possesseur humain d'un dieu-fait-Ève la conquise, ( –  – ) incarnée à mon désir. Que l'heure soit. Vienne l'instant. Tombe la cime d'allégresse, Et crève le cri de profondeur. Un autre monde thibétain jaillit du volcan de caresses [... ] » xxie « séquence », ici datée « 17 avril / 26 avril 1918 » : « Où est le sol, où est le site, où est le lieu, – le milieu, Où est le pays promis à l'homme ? Le voyageur voyage & va... Le voyant le tient sous ses yeux. Où est l'innomé que l'on dénomme : Népémakö dans le Poyoul, & Padma-Skod, Knas-Padma-Bskor [noms hindous et tibétains d'une « terre promise » qui était réputée se trouver dans la partie sud-ouest du Tibet] Aux rudes syllabes agrégées ! [...] » xxiiie « séquence », ici intitulée « Lha-Ssa. Séquence seconde » et datée « 21 oct. 18 », avec un mot laissé dans l'indécision et deux ratures : « Me revêtir de ton architecture : devenir l'un de tes vaisseaux... (Jadis j'habitai des cathédrales, Priant de plaisir ou de pleurs, endossant la voûte en berceaux, Verrier des lumières abyssales, Je me faisais le grand [« grand » avec « bon » suscrit] logis recouvrant la foule en ferveur, J'étais Notre-Dame-des-Rumeurs.) – Thibet pieux, médiéval, ô jaillissant de la prière, Pays qui se renverse en arrière Ainsi qu'un regard révulsé ou des sourcils peints à rehaut [...] » xxvie « séquence », ici intitulée « Lha-Ssa. Séquence huitième » et datée « 28 oct. [1918] », dans un texte demeuré inachevé des 6 derniers vers et demie : « Nuit de chasse ! Nuit d'épousaille : où voici à moi au déduit La vierge antilope ultramontaine. Sous l'alcôve immense des pics ; sur l'oreiller du haut pays, Je couche une épouse thibétaine... » xlvie « séquence », sans date : « Mais par-devant tout voyageur, tout être porté sur deux pieds ; Muni d'un visage & de parole, Par les dialogues craquants de ton promenoir de glaciers Montait l'instinctive parabole [...] » Une œuvre entamée en Chine. Victor Segalen y séjourna une troisième fois, du début de 1917 au début de 1918, officiellement afin de recruter des travailleurs chinois pour les usines d'armement françaises, en fait pour poursuivre ses recherches sur la statuaire, avec l'appui des sinologues Édouard Chavannes et Henri Cordier. Il ébaucha Thibet à partir de juillet 1917 à Nankin, puis à Pékin, et acheva à Hanoï en août et septembre la conception générale d'« un tout nouveau projet littéraire, pour lequel beaucoup d'érudition devrait aboutir à beaucoup de lyrisme » (lettre à son épouse à Yvonne, Hanoï, 13-17 août 1917). La bibliothèque de l'École Française d'Extrême-Orient, à Hanoï, lui fut à cet égard d'une très grande utilité pour consulter les sources tibétaines. Il s'attela au travail poétique proprement dit durant le voyage de retour en France, notamment à Singapour où l'avarie de son bateau le maintint un mois de la mi-décembre 1917 à la mi-janvier 1918, et poursuivit son travail en mars-avril et septembre 1918, apportant quelques retouches jusqu'en novembre 1918. Demeurée inachevée à sa mort et longtemps inédite. Victor Segalen mourut prématurément en mai 1919, et Thibet ne connut d'abord que des parutions très fragmentaires, dans une Anthologie poétique du xxe siècle en 1923, puis en périodiques de 1948 à 1958. La première édition d'importance en librairie fut donnée en 1963, à la suite d'une réédition d'Odes au Mercure de France, et la première intégrale des 58 « séquences » ne fut livrée aux lecteurs qu'en 1979, toujours au Mercure de France. Fascination pour le Tibet, « celui des pays le plus haut ». Lors de ses deux précédentes expéditions, en 1909 et 1914, Victor Segalen était parvenu aux frontières du Tibet, et avait pu entrer en contact avec la civilisation tibétaine en Chine. En avril-mai 1917, à Shanghai, il fit la rencontre du tibétologue Gustave-Charles Toussaint, par ailleurs magistrat, poète, ami de Saint-John-Perse, et qui traduisait alors un texte sacré tibétain, Padma Thań Yig (Le Dict de Padma), long poème consacré au fondateur du lamaïsme. Thibet est né des conversations avec celui-ci, de l'admiration de ses tablettes manuscrites, et de la lecture de sa traduction, comme Victor Segalen le dit lui-même : « il était un peu à l'origine de mon poème Thibet, car c'est en bramant au Thibet avec lui que j'en eus d'abord l'idée, puis l'audace (exactement : l'idée venait d'une promenade à Péking) » (lettre à son épouse Yvonne, 17 décembre 1917). Bien qu'il ait déjà évoqué le Tibet dans un chapitre de Peintures « La montagne reprend et envahit [...] », il affirmait cependant : « Je sais que je n'ai jamais étreint un sujet comme celui-là » (lettre à son épouse Yvonne, 13-17 août 1917), disait aussi : « Ça ne ressemblera à pas grand chose de connu » (à la même, 26 septembre 1917), et même « Il y a tant de choses à exprimer qui ne furent jamais dites » (lettre à Henry Manceron, 28 décembre 1917). Un objet poétique nouveau. Reprenant une expression d'Arthur Rimbaud dans le poème « Vagabonds » des Illuminations, Victor Segalen écrivait sur son manuscrit an août 1917, « trouvé le lieu et la formule ». Dans cette formule, il était question d'accentuer encore l'impression d'oralité, comme il le consignait dans ses notes préparatoires : « Sur la métrique de mon Hymne de Bod. Commencer par l'écrire, le chanter, l'improviser d'un bout à l'autre sous la forme la plus riche mais forme dansante et souple. » S'inspirant de la poésie tibétaine dans l'emploi des allitérations, des assonances et des vers de 9 syllabes, il conçut une forme poétique en « séquences », « laisses », ou « stances » rimées, dont il envisageait un groupe d'une cinquantaine : « J'appelle séquence ma page de 18 vers, ou mieux 9 distiques, chaque distique composé d'un vers souple de treize à quinze ou dix-huit syllabes (déjà esquissé dans Stèles) et d'un vers ennéa-syllabique, c'est-à-dire de neuf pieds – celui-là très fortement charpenté sur le rythme qui est le mien depuis Odes [...]. Ce vers a le double avantage : d'être à moi, et antérieur en moi à Thibet ; puis de coïncider comme longueur avec l'ennéa-syllabe tibétain lui-même » (lettre à son épouse Yvonne, 31 décembre 1917). « Un grand jeu poétique se déchaîne » écrivait-il encore à Yvonne le 23 août 1917, lui précisant peu après, le 26 septembre 1917 : « Le ton est entièrement trouvé. Aucun rapport, si ce n'est de tension et d'exalté avec mes Odes ; si ce n'est aussi le soin que j'apporte à l'éclatement de mes rimes, plus tressées, plus enlacées, plus verbales qu'on ne le fit jusqu'ici. » Victor Segalen considérait Thibet comme un aboutissement dans son évolution littéraire personnelle, considérée dans le mouvement général de la poésie française : « C'est au point où en était Peintures quand je vins en 1913 à Paris. Mais c'est beaucoup plus ambitieux », expliquait-il à Jean Lartigue le 3 septembre 1917. Il avait relu les classiques français et pouvait écrire à son épouse le 26 septembre 1917 : « La reprise en main de l'outillage métrique, du vers, m'a conduit à réfléchir de nouveau sur l'art poétique depuis et avant Ronsard, jusqu'à nous. » À la même, il affirmerait même, près de quatre mois plus tard : « Le poème est fait. Il me faut bien, maintenant, aller jusqu'au chef-d'œuvre » (31 décembre 1917). « Aux heures thibétaines, aux heures du soi-même » (lettre à Hélène Hilpert, 31 octobre 1918). C'est poussé par un véritable sentiment de nécessité que Victor Segalen travailla aux « séquences » de Thibet, évoquant « l'impérieux de ce chant » en moi (à Jean Lartigue, 3 septembre 1917), et son caractère « vital » (à Georges-Daniel de Monfreid le 11 avril 1918). Comme il l'avait déjà fait dans Briques et tuiles, à la source de ses grandes œuvres chinoises, Victor Segalen adopta encore un processus d'élaboration où il « s'empar[ait] des spécificités du pays pour leur faire signifier une aventure intérieure » (Dominique Gournay, Pour une poétique de Thibet de Victor Segalen, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2004, p. 18). D'abord divisée en quatre parties, l'œuvre fut ramenée à trois dans une progression initiatique qui va du Tibet géologique, atteint (« Tö-Bod »), « pur éloge de la montagne », au Tibet spirituel, accessible (« Lha-ssa »), avant d'envisager un Tibet inatteignable, ineffable, image de l'Autre. « Bien que tout du pays : noms, pics, eaux vives, glaces, habitants, sentiments, êtres visibles et invisibles, vienne participer au chant, une bonne étendue est consacrée – emmêlée – à la paraphrase d'émotions non tibétaines, mais d'un ordre équivalent » (lettre à Yvonne Segalen, 26 septembre 1917). « Par un retournement constant des images, le pays blanc reflète, comme un miroir, ou comme une plaque photographique, l'humanité en proie à l'exacerbation de son désir » (Christian Doumet, dans Victor Segalen, Œuvres, Paris, Gallimard, Nrf, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1214). Et sur ce chemin initiatique vers Soi et vers l'Autre, même confronté à l'imaginaire, rôde la lassitude, l'impuissance et la mort. Victor Segalen, Œuvres, Paris, Gallimard, Nrf, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 809, 811, 812, 814 (et 880-881), 826 (et 887-888), 827 (et 889-890), 830, 833, 857.
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