Description
[Cameroun], 14 janvier [1917], avec mention « 1916 » erronée. 4 pp. in-4. RARE LETTRE DE JEUNESSE, ÉCRITE LORS DU SEJOUR EN AFRIQUE QUI LUI INSPIRA DES PAGES MEMORABLES DE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT.
« Chers parents, je n'ai pas encore reçu de lettre de M[m]e Decorde [marchande de modes et chapeaux, rue de Rivoli à Paris], sollicitant des fétiches pour son mari. Il est à peu près impossible, d'ailleurs, d'en obtenir de véritables, car LES FÉTICHEURS NE SONT POINT À LA DISPOSITION DES BLANCS. Je n'en ai jamais vu, pour ma part, et beaucoup s'en vantent, sans les avoir vu plus que moi. Mais qu'importe, j'userai du moyen habituel, pour faire plaisir j'en ferai faire. Je ne vous cache d'ailleurs pas que CES PREPARATIFS MACABRES ONT LE DON DE M'HORRIPILER, même dans l'automobile ; JE PROFESSE QU'IL EST DE BON TON D'AGIR AVEC LA MORT COMME ELLE AGIT AVEC NOUS, SIMPLEMENT. J'envoie cette lettre par l'Angleterre, j'ignore quel sera son sort ; pour ce qui me concerne, n'en envoyez plus par cette voie, les paquebots anglais sont les plus lents, de plus la correspondance suit un itinéraire capricieux, stationne à Cotonou, Tabou, Petit-Lahou [villes portuaires des actuels Bénin et Côte-d'Ivoire], s'aventure parfois jusqu'au Cap et revient enfin sur [s]es pas, salie, illisible ou ne revient pas.
Je vois que vous avez fait fiasco, quant au changement de résidence, je ne saurais que vous répéter une fois de plus ce que je pense depuis longtemps. Paris ne vous vaut rien. Vos santés, à tous deux, vous ont donné ces derniers temps de sérieux avertissements à les ménager, et ce n'est point rue Marsollier, rue St-George[s] ou quelque bouillon de culture analogue que vous vous rétablirez. Au moment précis où le plus grand calme vous serait, je le présume, salutaire, sinon indispensable , vous paraissez rechercher au contraire, pour votre repos, les endroits les plus fiévreusement, les plus électriquement et malsainement animés. Il y a là un anachronisme que votre motif de la peur de l'ennui n'excuse point. J'AIME TROP, OU PLUTOT J'AI TROP AIME L'ANIMATION DES VILLES POUR ME PERMETTRE DE VOUS CONSEILLER UN ENTERREMENT VIVANT. Mais je crois qu'il serait par exemple sage et nullement outrancier de partager votre vie ou plutôt votre année en deux séjours, 6 mois d'hiver, en plein Paris, au moment où il est à la fois le moins malsain et plus animé et amusant, et 6 mois à la franche campagne, sinon au bord de la mer, non pas dans les hôtels ou similaires, dont les séjours se liquident d'ordinaire par des crampes d'estomacs, sans compter quelques puces, mais dans une propriété que vous ou nous pourrions avoir, et avec un confort appréciable. Il est avéré que pour ma part il sera difficile et même impossible de passer mes congés à Paris, ma santé nécessairement réclamera des soins et surtout de l'air. Ablon [lieu de villégiature des Destouches, près de Paris] est un endroit bien hybride, qui est destiné à être de plus en plus mitigé. Remarquez que mon intention n'est point d'influencer en quoi que ce soit votre ligne de conduite, je sais d'autre part à quel point mes efforts seraient vains. MAIS MON PROJET EST, ET JE N'AI AUCUNE RAISON DE LE CACHER, DE ME PREPARER UNE RETRAITE POUR LE JOUR OU JE DEVRAIS Y SONGER, non pas à Paris, mais en Normandie ; je ne comprends pas que l'on s'acharne, lorsqu'il est possible sans ridicule de faire autrement, à faire partie malgré tout de la grande famille des épiciers, certes méritoire mais déjà si nombreuse... »
CÉLINE AU CAMEROUN AU SERVICE DE LA COMPAGNIE FORESTIERE SANGHA-OUBANGUI, ou Bardamu en Bambola-Bragamance au service de la compagnie Pordurière. Après sa brève expérience de la guerre et son séjour en Angleterre, Céline s'enrôla dans une compagnie forestière au Cameroun récemment enlevé aux Allemands : il y arriva en juin 1916 et y resta dix mois. Affecté dans une région isolée au sud de la colonie, il se vit d'abord confier un rôle commercial itinérant puis, à partir d'août 1916, la gérance d'une plantation (« factorerie ») de cacao au lieu dit Bikobimbo. Bien noté dans son activité, il était promis à une promotion, mais tomba malade et fut rapatrié en avril 1917.
« SON TEMPS D'AFRIQUE EST DANS LA VIE DE CÉLINE UN EXCEPTIONNEL MOMENT DE BONHEUR » (Henri Godard, Céline, p. 91). Il y affirma son goût pour la médecine et la science en général, conduisant par exemple des observations zoologiques, et goûta pleinement la joie d'être affranchi de la tutelle de ses parents et d'être éloigné de la guerre.
C'EST A BIKOBIMBO QUE CÉLINE FIT SES PREMIERS ESSAIS EN LITTÉRATURE. En Afrique se manifesta chez lui clairement le goût d'écrire, et il composa deux poèmes et deux nouvelles, dont une serait reprise amplifiée dans Voyage au bout de la nuit. En outre, il commença de gagner en autonomie intellectuelle : les lettres de cette époque se caractérisent par l'« assurance spontanée avec laquelle il se met à aborder tous les sujets, avec des nuances propres à chacun de ses correspondants [...] À elles toutes, elles composent une image plus précise que pour d'autres époques de sa vie du fonds d'idées à l'aide desquelles le futur auteur de Voyage au bout de la nuit s'essaie à penser le monde, l'histoire et la nature humaine [...] Une tendance aux généralisations et un goût des synthèses étaient sensibles en lui depuis sa jeunesse. Sa nouvelle assurance n'a fait qu'accentuer ces traits » (ibid., p. 93-94).
SON SÉJOUR AFRICAIN LUI INSPIRERAIT QUELQUES-UNES DES PAGES MÉMORABLES DE VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT.
Lettres, n° 17-4.