Lot n° 14

FRAGMENT DE LA COMPTABILITÉ DOMANIALE DE L’ABBAYE SAINT-MARTIN DE TOURS – FRAGMENT D’UN POÈME GREC SUR LA VIE DE Saint JOSEPH D’ÉPHRAÏM LE SYRIEN (C. 306-373) — Tours, VIIe siècle – Égypte, VIe ou VIIe siècle —En latin, fragment...

Estimation : 100 000 - 120 000 €
Adjudication : 65 000 €
Description
manuscrit sur parchemin et papyrus.
Feuillet de parchemin contrecollé à des feuillets de papyrus (probablement réalisé afin de renforcer et de réduire le recourbement des feuillets de parchemin ; Sati, ‘Merovingian Accounting Documents’, pp. 147-51) sur deux colonnes de 22 et 24 lignes (225 x 195 mm, justification), encre carbone, sans réglure avec ligne de séparation entre les deux colonnes tracé sans le secours d’une règle, foliotation « 3a » tardive sans rapport avec le texte (probablement un témoignage de l’appartenance à un ancien recueil du XIXe s. provenant de la collection d’Amans-Alexis de Monteuil), cursive mérovingienne, notes tironiennes – onciales grecques de type copte, plusieurs mains(?) de la même période sont intervenues dans ce document (des notes tironiennes, croix, notes en marges et biffures). Feuillet rogné de tous côtés, principalement dans les marges gauche, supérieure et inférieure avec manques de texte dans la première colonne. Un feuillet manuscrit descriptif de la main d’Alexis de Monteuil accompagne le document. Étui de conservation.

♦ Un feuillet issu d’un manuscrit mérovingien identifié comme provenant du plus grand centre culturel français du septième siècle, l’abbaye Saint Martin de Tours, préservant une partie du seul papyrus témoignant d’un texte classique survivant au nord des Alpes.

♦ Fragment mérovingien d’archives identifiées comme provenant du plus grand centre culturel français du septième siècle, l’abbaye Saint Martin de Tours.

Document écrit à l’abbaye de St. Martin, Tours, fondée au Ve siècle par Saint Brice, devenant bénédictine au septième siècle puis cathédrale laïque sous Charlemagne en 806. Plusieurs fragments identifiés comme appartenant au même ensemble par Pierre Gasnault se trouvent désormais à Paris (voir art. de Sati) et mentionnent l’abbé Agrycus de St. Martin. Il en a conclu que cet ensemble, auquel fait sûrement partie notre feuillet, a certainement été écrits là-bas.

- Le document mérovingien contient une liste de noms avec les redevances dues au domaine de Saint Martin de Tours. Il répertorie les prénoms à consonance principalement germanique des quarante-six habitants locataires de l’abbaye, avec à leur suite les volumes des différents grains dûs (froment, seigle, orge, …) et leur mesure en muid (modium) ou demi-muid (semodium). La transcription du texte a été publiée par Gasnault (pp. 310-14) : parmi les 24 noms lisibles qui y figurent, on retrouve Childoberthus (col.2, l.3), Domoramnus (col.2, l.5), Dignon (col.2, l.6), Flanoberthus (col.2, l.7), Lupogisel (col.2, l.9), Genoaldus (col.2, l.13) et Taheuderamnus (col.2, l.21, etc.

Pour comprendre la nature exacte de ce document, il faut remonter aux origines de l’administration des biens cléricaux. Les abbayes durant cette période n’avaient pas d’autonomie pour la gestion de leur domaine et devaient se référer directement aux diocèses conformément au concile de Chalcédoine en 451. Il est donc curieux d’observer ici directement un écart aux recommandations papales, est-ce une dérogation ou un document de suivi ? Selon Sati, une étude reste à faire sur le rôle exact de ce document au sein de la l’administration du domaine abbatial car il existe peu de documentation sur la question.

L’hypothèse de la provenance du feuillet a été proposée par Pierre Gasnault, dans son article dédié aux deux fragments apparus lors de la vente de Sotheby’s en 1989 (‘Deux nouveaux feuillets de la comptabilité domaniale de l’abbaye Saint-Martin de Tours à l’époque mérovingienne’ (voir bibl.). Selon lui ces feuilles ont été réutilisées pour former la couvrure d’une reliure d’un exemplaire de Philippus sur Job dans la bibliothèque de St. Martin, MS 88 dans le catalogue dressé, selon toute apparence, en 1700 du Fonds de Saint-Martin enrichie des observations faites par Chalmel en 1807 (Tours, BM, ms 1296) (voir: L. Delisle, « Notice sur les manuscrits disparus de la bibliothèque de Tours », Notices et extraits des manuscrits de la Bibl.Nationale, 31, 1884, Appendice VII). Ils y ont été vus au début du XVIIIe siècle in situ par le mauriste Bernard de Montfaucon (1665-1741) qui en a publié une description accompagnée d’une gravure du script sur papyrus dans son Palaeographica graeca, 1708, pp. 214-15, en citant une lettre de la main de Dom Léon Chevalier, c. 1706, sur ces « Nobilia fragmenta inter membranas varias conglutinae » (Papiers de Bréquigny, vol. XXXIV et XXXV). Ce sont les seuls manuscrits sur papyrus que Montfaucon n’ait jamais vus.

Lors de la révolution, les manuscrits de la cathédrale ont été transférés à la Bibliothèque Municipale de Tours et beaucoup de volumes se sont retrouvés perdus ou vendus vers 1830 à Paris par les marchands comme Techener ou Monteuil. Cet épisode de la vie des collections françaises est décrit ainsi par Delisle dans sa Notice sur les manuscrits
de la ville de Tours : « Il faut déplorer la coupable négligence qui a fatalement amené, pendant les trente premières années de ce siècle, l’aliénation, au poids du papier ou du parchemin, de plusieurs centaines de manuscrits dont beaucoup sont arrivés, vers l’année 1830, chez les brocanteurs de Paris... On ne pourra jamais savoir assez de gré aux
établissements et aux particuliers qui ont alors recueilli ces épaves d’un grand naufrage, et sans l’intervention desquels de magnifiques manuscrits du moyen-âge auraient été condamnés aux plus vils usages et abandonnés, comme matière première, aux relieurs, aux batteurs d’or, aux fabricants de colle et épiciers. » Une note Chalmel en 1807 sur
l’état du dépôt et des 272 manuscrits de Saint-Martin laisse à penser qu’un certain nombre étaient déjà jugés « victimes de leur vétusté et du défaut de conservation » dont 150 en mauvais état qui mériteraient des réparations. Peut-on supposer qu’entre sa visite et l’arrivée chez les brocanteurs de Paris, un tri aurait été fait par certaines personnes de
la bibliothèque ? L’absence de documentation de la période ne nous permet aucune conclusion.
Pierre Gasnault explique que ces feuillets avaient été donnés par le libraire Techener vers 1830 à Amans-Alexis Monteil (1769-1850) pour le remercier d’une expertise sur des manuscrits et il aurait vendu le reste au célèbre collectionneur anglais de la période Phillipps. Le feuillet manuscrit qui accompagne notre fragment, comme ceux qui
accompagnaient les autres vu par Pierre Gasnault en 1967, est de la main du fils de Monteil ( « Deux nouveaux feuillets », pp. 308-09). Un recueil de fragments réunis dans un volume apparaît dans la vente de 1833 de Monteil et le présent feuillet était sans doute parmi eux (une foliotation tardive « 3a » pourrait correspondre à ce recueil).

Vendu chez Sotheby’s Londres le 29 juin 1989, lot 26 (l’autre feuillet réapparaîtra ultérieurement en tant que Fogg, cat.16, 1995, no 14) ; Schøyen MS 570.

Le papyrus copte

L’envers du parchemin, qui porte du papyrus contrecollé, a attiré l’attention du Cardinal Giovanni Mercati (1866-1957), bibliothécaire et érudit du Vatican. Il a travaillé sur le texte d’après les transcriptions de Montfaucon quelque deux siècles plus tard, ne sachant pas que l’original avait survécu. Il a identifié les mots en onciale copte du VI e /VII e siècle,
comme faisant partie d’un poème grec sur la vie de Saint Joseph par le théologien syriaque, Éphraïm le Syrien (c. 306-373). Ce papyrus est à ce jour, le témoin le plus ancien de ce poème.
La question de la présence de ce manuscrit grec au sein des murs de la célèbre abbaye tourangelle dès le début du haut Moyen Age peut se poser, car la maîtrise du grec était alors une compétence très rare.
L’historien Max Ludwig W. Laistner observe qu’au VIII e et IX e siècle, les personnes pouvant encore le lire se comptaient sur les doigts d’une main (Thought & Letters in Western Europe, 1931, p. 238). Augustin ne maitrisa jamais le grec, Isidore de Séville se basait sur des traductions et la liste de livres de Saint Wandrille dans la Gesta abbatum Fontanellensium ne possède aucun titre grec (Becker, Catalogi bibliothecum antiqui, 1885, n o .1).
L’autre hypothèse probable serait un usage des papyrus non comme témoin textuel mais comme matière première. Les auteurs anciens furent probablement victime du manque d’intérêt pour la culture antique dans l’empire devenu chrétien. Grégoire de Tours raconte que le commerce des papyrus en Europe au VI e siècle résistait encore face à l’arrivée du parchemin et il fût même utilisé pour les bulles pontificales jusqu’au
XI e siècle. Le spécialiste des manuscrits du Haut Moyen Age, E.A. Lowe, répertorie seulement une poignée de manuscrits sur papyrus pour la période (Codices Latini Antiquiores). Notre fragment d’origine égyptienne est d’autant plus précieux que la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie par les troupes arabes était survenue quelques décennies plus tôt vers 640, selon une des hypothèses proposées par les historiens.

BIBLIOGRAPHIE
P. Gasnault, ‘Deux nouveaux feuillets de la comptabilité domaniale de l’abbaye Saint-Martin de Tours à l’époque mérovingienne’, Journal des savants 1995, pp. 307-21 ; S. Sati ‘The Merovingian Accounting Documents of Tours: form and function’, Early Medieval Europe, 9 (2000), pp. 143-61.
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