Lot n° 81

CELINE LOUIS-FERDINAND (1894-1961) — 34 L.A.S., 1940-1948, au Dr Alexandre GENTIL, à la Maison de santé Sainte-Marie à Nogent-sur-Marne ; 88 pages formats divers, la plupart in-4 ou in-fol., une carte postale, nombreuses enveloppes (fentes à...

Estimation : 20 000 - 25 000 €
Adjudication : 13 000 €
Description
quelques lettres).
♦ Important ensemble de lettres à son ami et avocat danois, alors que Céline est emprisonné à Copenhague ; une partie des lettres est destinée à sa femme Lucette.

Nous renvoyons (LP) à l’édition des Lettres de prison (Gallimard, 1998). 20 Ved Stranden. Le Dimanche [mai 1945] [LP1]. Toute première lettre à Mikkelsen. Céline (qui loge chez son amie Karen Jensen) remercie Mikkelsen pour sa bienveillance et sa charitable amitié : « Il est difficile je crois de trouver dans l’Histoire un écrivain dont le cas fut plus “pendable” que le mien… Et pourtant combien sont nombreux les écrivains français qui à un moment ou l’autre ont dû fuir leur Patrie !... Presque tous furent exilés… depuis Villon jusqu’à Verlaine, Daudet, en passant par Zola, Chateaubriand, Lamartine, Chénier hélas guillotiné »… Infirme, il souffre plus qu’eux de cet exil, car les temps sont plus cruels. Il le supplie d’intercéder en sa faveur: « Je ne veux point pour les besoins de ma cause plaider lâchement mon innocence ce n’est point ma manière ni mon intention cependant je vous prie cher maître de bien faire considérer aux autorités que je suis toujours demeuré très strictement un écrivain ». Il n’est responsable que de son livre Les Beaux Draps, et n’a « jamais fait de propagande pour les Allemands ». Il rappelle que tous ses livres ont été interdits en Allemagne sous le régime Nazi, et qu’il n’a collaboré à aucun journal, ne s’est jamais exprimé en public ou à la radio, malgré les nombreuses propositions qu’on lui a faites : « cela peut paraître singulier, mais c’est un fait ». Il a gagné toujours sa vie de ses livres et de la médecine, qu’il a certes exercée un peu en Allemagne « et dans quelles conditions ! Je n’accepte la responsabilité que des Beaux draps. Elle suffit à me faire pendre en France »… Il l’appelle à l’aide pour que sa situation soit fixée ; les commerçants refusent de leur vendre, car ils n’ont pas de visa : « Ce serait une façon évidemment de périr tout doucement de faim »… Il « ose suggérer » un précédent diplomatique : « l’on me traite comme l’on a traité les juifs qui ont demandé asile en péril de mort… Je suis largement aussi menacé qu’eux, dans mon propre pays et hélas aussi dans les autres pays… La malédiction contre “nous” est furieuse et mondiale… totalitaire ! »…

Les autres lettres sont écrites de prison, en 1946.

▬ 25 mars [LP30].
Sur ses conditions de captivité et le délabrement de sa santé. Le redoutable « Fængselinspecktor », qui semble plutôt bien disposé à son égard, est venu visiter sa cellule, a trouvé qu’il recevait trop de journaux, danois, français ou anglais, et veut lui supprimer le Politiken : « tant pis ! Je n’apprendrai plus le danois ! ». Mais surtout il veut commander lui-même les journaux français au fournisseur de la prison, et Céline craint de ne plus en recevoir, les journaux français arrivant très irrégulièrement au Danemark ; sa femme faisait des miracles pour les lui obtenir. Cette presse lui était très utile pour se tenir au courant. Sans vexer l’inspecteur, ne pourrait-on, au vu de son cas « si complexe, et si inoffensif aussi », lui conserver cette permission spéciale ?... Sa santé, malgré les apparences, ne s’améliore pas : « J’ai tellement l’habitude depuis trente et trois ans de souffrir de la tête et des bourdonnements et des crises atroces de jour et de nuit et des insomnies et supplices divers que je me suis composé pour la présentation au monde une mine assez joviale mais un médecin ne s’y trompe pas. […] Je ne tiens que par volonté et oubli dans mon travail, cet espèce de délire qui me surmène aussi d’autre part ». Il est incurable, rebelle à tout traitement, et souffre d’une irrémédiable constipation : incapable de se rendre à la selle naturellement, sans lavements, pilules, paraffine ; et lors des crises il est forcé se rendre aux toilettes vingt fois dans une journée, dans le petit pot de sa cellule : «Si je n’étais pas seul dans ma cellule, je ne saurais comment tenir. […] Sans l’aide du lavement, je meurs d’occlusion intestinale – ou d’appendicite. Voici je crois des infirmités assez basses, assez hélas rabelaisiennes et triviales pour être avouées sans fanfaronnade. Je tiens cette entérite d’une dysenterie contractée en Afrique au service de l’Armée Française en 1917. Je suis un invalide absolu de l’intestin »...
▬ Mercredi 15 août [LP110]. Il est dans sa nouvelle cellule 609, section K, « seul et très bien », et il va se remettre au travail. Il continue à s’inquiéter pour Lucette, qui a tant souffert et qui est d’une nature inquiète et sensible. Plaidoyer pour Bébert le chat : « Nous sommes partis tous les trois ma femme moi et le chat pour cette effroyable odyssée. Alors nous nous sauverons ou périrons ensemble. Je ne survivrai pas un jour à la lâcheté
de me séparer ce cette pauvre bête, si gracieuse, si confiante, qui nous
a donné tout le plaisir qu’elle pouvait à travers tant de jours si atroces »... À sa femme, recommandations pour son déménagement : « une petite chambre avec Bébert et bien bouffer tous les deux, engraisser »... Il réclame
un livre sur Léon Bloy, qui a aussi vécu au Danemark : « c’était un écrivain polémiste très célèbre du temps de Zola très virulent, et trafiqueur par exemple ! ». Il est très bien dans sa nouvelle cellule et s’est mis au travail...
▬ 16 août [LP111]. En grande partie à sa femme Lucette. Mikkelsen a raison : « la persécution des écrivains c’est l’Histoire de France. En effet c’est notre sport national comme la guerre est l’Industrie nationale des Allemands ».
Il a relevé des noms d’écrivains exilés, pendus, etc. : « VILLON (pendu) RABELAIS (qui n’a échappé au bûcher que de justesse !) DU BELLAY, VOLTAIRE (exil) CHÉNIER (guillotiné) CHATEAUBRIAND (condamné à mort,
exil) AGRIPPA D’AUBIGNÉ, DESCARTES (exil, mort en Suède) BÉRANGER (prison) Émile ZOLA (exil) Jules VALLÈS (exil) Romain ROLLAND (exil) BEAUDELAIRE [sic], RIMBAUD, VERLAINE, FLAUBERT, condamnés.
CHAMPFORT (suicide avant exécution) Léon DAUDET (condamné, exil) enfin CALVIN (exil à Genève !) et cent autres de moindre renom ! »... À sa femme : il regrette de lui avoir fait de la peine, Karen était au contraire
élogieuse à son sujet. « Et ces entrevues ne nous permettent rien à dire – alors on imagine, on délire. Pauvre petit chéri toi que j’adore tant que j’admire plus que tout »... C’est lui qui a échafaudé cette monstruosité ; il
préfère rentrer en France et mourir, plutôt que de la voir malheureuse et d’abandonner Bébert... Il s’inquiète des élections d’octobre en France : « de Gaulle ou les communistes ? »... Il tient à son titre : Féerie pour une
autre fois. « Toute confiance petite mimi je ne vis que pour toi et par toi et je n’aime que toi et je veux mourir avec toi et Bébert »...
▬ Vendredi 13 septembre [LP126]. Il s’indigne que la France, qui n’ose même pas réclamer à Franco l’ancien ministre de la Justice Gabolde, le réclame lui, « misérable insignifiant scribouillon », et le traîne dans la
boue : on a peur de Gabolde qui sait trop de choses, de Jardin, de Paul Morand, mais pas de Céline !... À sa femme : « Je palpite en pensant aux horribles tourments qui t’accablent en ce moment ! pauvre petit trésor !
[...] Je n’ai plus confiance en rien, sinon en désastres. Fais bien attention à Bébert. Soigne ton rhume »... etc.
▬ Lundi 16 septembre [LP127]. Plus que 13 jours ! Il évoque le cas du journaliste collabo Dominique Sordet... À sa femme. Il la sent à bout de forces : « Que cette torture a duré ! Enfin il est permis à présent d’espérer
sérieusement »... Paris, « c’est la folie politique le cyclone des abrutis haineux et peureux. Car enfin ils ont tous la frousse. C’est contre moi qu’ils sont pleins de courage parce qu’ils ne risquent rien et que je suis
tout seul »... Il l’encourage à travailler la danse : « J’ai repris moi-même mes exercices scribouilleux. [...] Journalisme et livre sont deux choses radicalement différentes ! [...] Et je n’écrirai jamais dans un journal. Pour
rien au monde. Ce n’est pas mon métier »...
▬ Mercredi 25 septembre [LP131]. On lui a fait passer hier une visite médicale d’urgence. Cela annonce-t-il quelque chose ?... À sa femme. Cette visite est peut-être favorable. Il s’inquiète pour sa santé, lui demande de ne plus lui envoyer à manger (« j’ai mille fois trop à bouffer ! »), mais des bonbons pour des cadeaux. « Par les journaux je vois la cacophonie du monde. Des singes ivres »... Il se déchaîne contre Claude Morgan et les journalistes : « il est si facile et si français d’aboyer contre la bête absente ! Si j’étais là ils me feraient mes chaussures, trop heureux d’avoir trois lignes dans leurs torche-culs. S’ils pouvaient s’entretuer un peu, quelle saignée salvatrice ! mais les bougres sont couards et roublards »...
▬ Jeudi 26 septembre [LP132]. Il envoie et commente des coupures de presse ( jointes), dont une des Lettres Françaises où « le scribouillard Claude Morgan (que risque-t-il ?) me couvre évidemment d’ordures et me jette dans le même sac, le “sac aux Traîtres” que Bernanos, écrivain catholique de la Résistance ! »... Quant à CHURCHILL, il recommande exactement « l’alliance franco-allemande et les É.U. d’Europe, programme qui m’a valu la persécution sauvage dont vous êtes témoin – et de crever en prison. [...] Je suis un martyr et un précurseur », d’autant que Churchill aussi a écrit de terribles textes contre les juifs... À sa femme. Les journaux « démontrent une incohérence des âmes une bassesse une sauvagerie qui fait douter de l’avenir humain »... Claude Morgan est grotesque, mais Bernanos très sympathique : « nous partageons la charrette ! »...
▬ Vendredi 27 septembre [LP133]. Le mois touche à sa fin, et toujours rien : « on nous a déjà fait le coup trois fois. [...] Si nous sommes encore battus et bien en route pour Paris ! à l’abattoir ! »... Il ajoute qu’il souffre de tachy-
cardie, ce qu’il avait omis de signaler lors de la visite médicale... À sa femme : « nous voici au bout du rouleau. [...] Je pends à la queue du mois au-dessus des abîmes. [...] Le supplice c’est le manque de nouvelles »...
Il revient sur la rage des journalistes : « ils accusent comme ils diraient bonjour ou amen, mots usés, effets usés. Le torts est de s’occuper jamais de ces chiens, de descendre dans leur chenil. Je ne l’aurais jamais dû »...
▬ Mercredi 9 octobre [LP138]. Il veut être mis au courant de l’entrevue de Mikkelsen avec le ministre de la Justice : « Ah ! Si je pouvais répondre à toutes ces saletés du tac au tac ! Mais le truc est admirable, on enferme
le misérable, on le bâillonne, on le réduit à la nuit et au silence »... À sa femme. Il tâche de la rassurer, de la réconforter : ils sont au centre de la crise, le dénouement est imminent... « Danse comme je travaille. Je ne me relâche jamais. C’est un sport. Il faut lutter contre le malheur avec la même rage que lui on le lasse »... La France est trop vieille : « pas assez d’enfants pour modifier ses allures. Bistrots et Tribunaux. Vengeances bavardages alcool »... Il en revient à son affaire : « On n’a pas le droit de me parler de Bagatelles et de l’École. Rien d’antérieur à Juin 40. C’est la Loi absolue. Alors pas d’intimidations ! »...
▬ 15 octobre [LP139]. Il s’excuse de ses jérémiades incessantes : « Ce ne sont là que des plaintes d’animal en souffrance ». Mikkelsen est leur seul espoir... À sa femme. Il est extrêmement inquiet pour sa santé : « je te vois maigrir fondre disparaître. [...] Tu es brave comme un cœur mais tu te détruis sottement par le chagrin. Il ne faut pas du tout nous devons éclater de joie, c’est notre seule défense possible. Je t’assure que je m’y emploie. Mes chapitres doivent être à se tordre »...
▬ Vendredi 18 octobre [LP140]. « Hélas après 10 mois de minutieux supplice nous voici revenus au même point ». Tant que le Gouvernement Danois ne prendra pas sa décision seul, il en sera ainsi : « Mes ambitions sont
modestes j’aurais voulu que l’on me permette de me soigner avant de me livrer à la justice tortionnaire française ». Pouvant à peine parler, il a un urgent besoin de dentiste car comment se défendre à Paris ainsi ?... « Mes
ennemis ont toute liberté pour me salir, diffamer, écraser et moi je suis là ligoté, muet dans ma nuit »... À sa femme. « Je crois que la comédie de l’interrogatoire à la Police va se renouveler »... Ses fumeux protecteurs de
France n’ont rien fait pour lui, puisque « la rage de la justice française » à son égard va croissante... « Ici on a l’air de froufrouter, coquetteries pour me livrer finalement. Ce n’est pas un asile c’est un piège »...
▬ Jeudi 24 octobre [LP141]. Il envoie à Mikkelsen sa réfutation aux documents français qu’il lui avait transmis : « Ce ne sont même pas des réquisitoires ce sont des romans de haine, et de haine épileptique ! Pas un
fait cité n’est exact, tout est mensonge, inventions, calomnies, injures. M. Charbonnière y hurle littéralement de haine et de mauvaise foi », et rien ne tient... Tout cela n’est qu’une « vengeance raciale et politique et
communiste à propos de livres parus il y a bientôt 10 ans ! Qu’on ne nous raconte pas que je fus un collaborateur éminent ! Tout le contraire ! Je fus un collaborateur dégoûtant »... À sa femme. Il est écœuré de tant
d’acharnement haineux et d’obscène sottise. Charbonnière est fou, « c’est un trou du cul qui veut faire l’important ». Il la rassure : il n’est que suspect mais pas encore coupable...
▬ Samedi 25 octobre [LP142]. CHARBONNIÈRE veut l’extrader « au nom de l’Alliance Militaire franco-danoise ». Céline examine alors les principes mêmes du Code Militaire, et réfute ces arguments, en défendant son
honneur, et la notion du Droit d’Asile... « c’est enfreindre l’Honneur que de livrer un réfugié, surtout si celui-ci est innocent »... En se réfugiant au Danemark, « je n’ai rien caché de mes œuvres ni de mes difficultés
politiques »...
▬ 29 octobre [LP143]. Un inspecteur lui a dit qu’il n’avait pas le droit d’écrire à Mikkelsen par « lettres d’avocat », car il n’a pas d’avocat désigné officiellement. Il va avoir l’occasion de rencontrer Lucette dans le bureau de cet
inspecteur : « Je saisis cette occasion miraculeuse, depuis 10 mois que nous vivons de 10 minutes en 10 minutes par semaine ! ». Il veut aussi qu’elle assiste à son prochain interrogatoire... « Je sens que l’on va me livrer à la France, et dans ce cas je serai sans doute séparé pour toujours de ma femme selon les bonnes méthodes tortionnaires appliquées en France aux criminels de mon espèce »...
▬ 7 Mercredi 30 octobre [LP145]. Il a l’impression que ses meilleures protestations d’innocence se heurtent à un mur diplomatique, à la raison d’État, qui n’a aucune explication : « L’époque a besoin de coupables, cela suffit.
J’étais “suspect” cela suffit. [...] le plus drôle est que toute l’inculpation est absolument illégale. En effet, même coupable de “collaboration” ce que je ne suis pas [...]. Toute la France a collaboré ! [...] Moi qui n’ai rien fait moi
on veut m’assassiner alors en avant l’article 75 ! c’est une bouffonnerie !
[...] C’est la loi cauchemar, appliquée par Justice délirante »...

▬ On joint les copies dactylographiées de 12 autres lettres ou parties de lettres au même (et aussi à sa femme Lucette) en mars 1946 [LP20, 23-26, 28, 29, 31-34] ; et 7 coupures de presse.

PROVENANCE
Archives Mikkelsen (vente Vincent Wapler, 2 décembre 2005, n° 1, 5, 11, 14, 17).
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