Lot n° 114
Sélection Bibliorare

SAINT-EXUPÉRY Antoine de (1900-1944) — MANUSCRIT autographe et en partie dactylographié pour Pilote de guerre, [vers 1940-1941] ; 124 ff. in-4, dont 62 ff. autographes, et 33 ff. dactylographiés et en partie autographes ; en feuilles (quelques...

Estimation : 30 000 - 40 000 €
Adjudication : 45 500 €
Description
taches ; quelques pliures et déchirures marginales, certaines avec petit manque).
♦ Important manuscrit de douze chapitres de Pilote de guerre.

Destiné à célébrer l’héroïsme de l’aviation française dans la guerre, ce livre a été publié à New York le 20 février 1942, en anglais sous le titre Flight to Arras, et en français sous le titre Pilote de guerre ; puis en France chez Gallimard, le 27 novembre 1942, d’abord censuré par les autorités allemandes d’occupation, mais interdit le 11 février 1943, et diffusé clandestinement par les mouvements de résistance. Le livre connut un grand retentissement aux États-Unis, dont Saint-Ex souhaitait l’engagement dans le conflit; il fut vivement attaqué en France par la presse collaborationniste.

Le présent dossier rassemble les chapitres V, IX, X, XIV, XVI, XX, XXI et XXIIIXXVII de l’ouvrage. La BnF conserve un important manuscrit composite de cette œuvre (Mss, N.a.fr. 25 126), donné par Helen Mac Kay, Américaine francophile, auteur de La France que j’aime, et marraine de Nada de Bragance à laquelle Saint-Exupéry offrit justement une dactylographie aboutie du même ouvrage (voir ci-dessous). Le présent manuscrit, tantôt à l’encre et tantôt au crayon noir ou de couleur, sur des feuillets de papier jaunes ou blancs, ou sur papier pelure filigrané Fidelity Onion Skin ; porte une foliotation autographe et postérieure partielle. À l’instar de celui de la BnF, notre manuscrit est composé de pages entièrement manuscrites (69) et de pages dactylographiées souvent surchargées de corrections, montées parfois par le biais de collages, le tout largement raturé et corrigé par l’auteur. Les variantes avec le texte publié sont donc très nombreuses et plusieurs passages sont inédits. Nous ne donnerons que quelques exemples de ce vaste chantier. Les chapitres V et IX (6 ff.) offrent un état très ancien du texte, comportant des passages insérés ensuite dans les chapitres V et XI. Dans un plan intitulé « La guerre. Thèmes », lequel l’auteur semble avoir organisé en groupes et en sous-groupes plusieurs thématiques : « Histoire d’une mission », «Vie du groupe », «Armistice », etc. « Histoire d’une mission / Lebrun et Yatapan / l’habillage / l’oxygène / le laryngophone : on peut toujours courir, n’esy plus près, essais de langages […] Armistice / Pays en panne sur routes / Images du pressoir / Ravitaillement impossible / Évacuation du village : le boulanger parti / le mur de ciment / les larmes / liquidation générale »…

Au chapitre X (1 f.), on peut lire des paragraphes qu’on retrouvera, très modifiés, dans le texte publié, avec ici en incipit cette question plusieurs fois répétée : «Attention à quoi, Commandant Alias ? ». On relève, au chapitre XVI (1 f.), ce très beau passage, d’un état ancien du texte : « e me souviens d’une impression saisissante : nous contournions mon groupe et moi ce jour-là dans un village que traversait le flot de réfugiés. Le passage de ces réfugiés avait rongé ce village jusqu’à l’os. Il n’y avait plus de boîtes de conserve sur les étagères des épiceries. Sauterelles sur macadam. Une femme nous a demandé du lait… – mais il n’y avait point de lait ici. Peut-être au village suivant mais combien d’heures fallait-il, par une route entièrement embouteillée pour atteindre le village suivant ? Et tout à coup la vie de cet enfant qui n’avait pas tété depuis la veille s’est trouvée soumise à la rotation des aiguilles d’une montre. […] Ils ont disparu mais tout l’après-midi j’ai regardé l’horloge du village. Combien d’enfants écrasait-elle ainsi en tournant lentement… Nous étions au sommet de l’urgence et déjà ça ne l’était plus. Toute cette population renonçait à l’urgence. Elle était suspendue en équilibre instable entre l’espoir et l’attente »….

Aux chapitres XX et XXI (3 ff.), les paragraphes sont dans un tout autre ordre que celui du texte publié, l’un d’eux est supprimé par des biffures et un autre passage, au cours duquel Saint Exupéry passe devant un tribunal, n’est pas sans rappeler la Lettre à un otage dont, justement, une partie dactylographiée contient un extrait.

Le chapitre XXV, est le plus développé dans ce manuscrit, avec 75 ff., dont la moitié autographes, où se succèdent des versions successives (le chapitre ne compte finalement que 4 pages dans l’éd. de la Pléiade). Nombreux paragraphes barrés, ou complètement réécrits. L’auteur a découpé des passages dactylographiéspour les coller dans un autre ordre et y insérer des passages manuscrits.

On notera encore une suite de 6 ff. au crayon, dot le texte sera réparti entre les chapitres XXIV à XXVII. «Mon fermier s’il reçoit quelque vagabond à sa table l’acceptera tel quel malgré ses tares […]. Il ne lui demandera point de lui ressembler. Le vagabond, s’il est boiteux, déposera son bâton dans un coin, et sourira heureux. Mon fermier n’exigera point de lui qu’il danse. Mais il écoutera le récit des longs cheminements de ce vagabond sur les routes. Le vagabond parlera en Ambassadeur d’une patrie [...]. Mon fermier, à son tour, parlera sur le blé. Le vagabond le verra labourer, verser, semer, intercéder ainsi entre le soleil et la terre [...]. Et, bien que les gendarmes protègent les biens de mon fermier, bien que [?] ils représentent des opinions qui ressemblent aux siennes et peut-être professent des opinions semblables, mon fermier ne leur vendra livrera pas le vagabond s’il se trouve que le vagabond est un prisonnier et que les gendarmes le recherchent. Les opinions de mon fermier sont autre chose que des formules. [...] Quelle que soit sa vision sociale, qu’il se trompe ou non, mon fermier prétend ennoblir d’abord, par le triomphe de ses idées, les relations entre les hommes. Si même le vagabond combat cette vérité mon fermier ne comprendra pas qu’il la puisse servir en la trahissant dans sa substance même son essence. Le vagabond a dîné à sa table. Mon fermier lui dira : je ne pense pas comme toi, mais nous avons rompu le pain ensemble. Va-t-en te cacher dans la grange... Et mon fermier ne croira pas se démentir, malgré les formules, se contredire. [...] L’homme de chez moi est enrichi et non lésé par la richesse de son voisin. Quelque part, il ne sait d’où, elle se fait sienne. Ainsi en est-il quand le lien est fort. La cathédrale du moyen âge absorbe dans son unité les matériaux les plus disparates. Le lien qui les mue ne paraîtrait pas se refermer si les statues souriaient toutes du même sourire. Ma civilisation ne fonde pas l’ordre sur l’alignement d’objets semblables. Son ordre est l’ordre de la vie. Elle affirme qu’un arbre est un ordre bien que racines, tronc, branches et fruits ne se ressemblent guère. »

PROVENANCE
Vente Artcurial (16 mai 2012, n° 393)
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