Lot n° 134

Jean-François de LA HARPE (1739-1803) — L.S., 1er juin 1778, à une comtesse

Estimation : 2000 - 3000 €
Adjudication : 6 000 €
Description
8 pages in-4 (quelques légères mouillures). Longue lettre sur la mort de VOLTAIRE.
La mort de Voltaire a fait oublier tous les autres événements. « Ce grand homme que l’on se flattait de conserver encore longtemps, a terminé sa carrière le samedi 30 may 1778 à onze heures du soir ». Il déplore que, malgré ses 84 ans, ce grand homme ait abrégé sa vie par ses imprudences : « Quinze jours avant sa mort tout rempli du projet d’un nouveau Dictionnaire qu’il proposait à l’Académie, et dont l’exécution souffrait quelques difficultés, il prit sept ou huit tasses de caffé, avant de se rendre à l’assemblée, afin de se donner plus de force et de ressort. En effet il parla avec une extrême vivacité, et en sortant il m’avoua qu’il était épuisé ». De retour chez lui, les irritations et stranguries dont il souffrait déjà augmentèrent fortement, « il se mit au lit dont il n’est plus sorti ». Il souffrait tant qu’on lui prescrivit « du laudanum sorte d’opium tempéré » pour calmer la douleur. Mais cela n’agissant pas assez vite, et le maréchal de Richelieu, l’ayant visité, lui envoya « un breuvage narcotique dont lui-même faisait usage dans ses douleurs de goutte ». Il continua en même temps à prendre du laudanum à fortes doses : « L’effet du jus de pavot pris avec si peu de mesure ne tarda pas à se faire sentir. Le matin sa tête était perdue, et il fut quarante huit heures dans le délire ». Son médecin Tronchin tenta de combattre l’opium autant que possible… « Je l’entretins un quart d’heure et il parlait aussi bien qu’à son ordinaire, quoiqu’avec quelque peine et fort lentement, et ce qui décida sa perte, l’estomac se trouva paralysé par l’opium. Il ne pouvait plus supporter ni aucune nourriture ni aucune boisson. Le fatal narcotique avait épuisé le principe de vie qui lui restait »… Huit jours avant son décès les médecins le dirent condamné, et « lui-même dut sentir sa fin prochaine : on ne peut pas fuir sa destinée, me dit-il, je suis venu à Paris pour y mourir ». Rapidement la raison le quitta et Voltaire, « les six derniers jours de sa vie, n’était plus qu’une machine affaissée et plaintive. Il souffrait toujours de la vessie et ne prenait rien qu’un peu de gelée d’orange, ou suçait des petits morceaux de glace pour appaiser la chaleur qui le dévorait ».
Trois jours avant d’expirer, l’esprit lui revint à l’occasion d’un revirement dans le procès de Lally-Tollendal : « Cette nouvelle ranima Mr de Voltaire agonisant. Il dicta une lettre de trois lignes pour le fils de Lally », et fit écrire une note, qu’il attacha à sa tapisserie : « Le 26 may, l’assassinat juridique commis par Pasquier (conseiller au parlement) en la personne de Lally a été vengé par le conseil du roi. Ce fut là son dernier effort. Peu de temps après la gangrène se mit à la vessie et il cessa de souffrir. Il s’éteignait doucement »… Il repoussa les prêtres venus à son chevet (l’abbé Gautier et le curé de Saint-Sulpice) : « Laissés moi mourir en paix ! »…
Puis La Harpe s’étend longuement sur le problème de la sépulture de Voltaire, que le clergé était résolu à lui refuser s’il ne signait « une rétraction formelle et détaillée de tous ses écrits […] mais comme Mr de Voltaire n’avait pas sa tête, ils ne pensèrent pas à la lui présenter, surtout après la manière dont il avait repoussé le curé ». Malgré l’intervention du ministre Amelot, l’archevêque refusait toujours absolument de « donner la sépulture chrétienne à l’ennemi du christianisme ». Le roi ne voulut pas s’en mêler et dit de laisser faire les prêtres. On décida ensuite de l’enterrer sur ses terres de Ferney, mais comme on craignait les mêmes objections de l’évêque d’Annecy, « l’abbé Mignot s’engagea à le faire transporter dans son abbaye de Sellières en Champagne et à l’enterrer dans son église abbatiale. […] Le lendemain de sa mort on l’embauma. On le mit en robe de chambre et en bonnet de nuit dans une chaise de poste. Il fut conduit à l’abbaye de Sellières où son neveu lui fit un très beau service, et l’a fait enterrer par la porte de la nef », en attendant qu’il puisse rejoindre Ferney, un jour… La Harpe, comme le public, blâme sévèrement l’attitude du clergé, qui n’a écouté que sa passion et a « violé les formes légales »… « Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il y a eu deffense à tous les papiers publics […] de faire aucune mention de la mort de Mr de Voltaire, et que le Journal de Paris qui annonce toutes les morts, n’a pas annoncé la sienne »… Il parle ensuite d’une représentation à la Comédie italienne de Zulima « pièce de féérie », de sa tragédie Les Barmécides, en préparation à la Comédie Française, et copie enfin quelques charmants vers sur Lady Spencer par Delille…
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