Description
vélin filigrané (F. Johannot).
Après les événements dont la capitale de Colombie vient d’être le théâtre, je crois devoir insister auprès de votre Excellence sur l’opportunité des observations que j’ai déjà eu l’honneur de lui soumettre. Admettons que la dissolution de la Convention d'Ocaña et l’élévation simultanée de Bolivar à la Dictature offrent une copie plus ou moins vivante de notre 18 Brumaire ; que la récente conspiration de Bogota peut être comparée à la machine infernale du 3 Nivôse […] De quoi s’agit-il ? Abstraction faite des localités qui ne sont que des accessoires, reste le fond du tableau : « Un soldat plus hardi, plus heureux que les autres s’est emparé du pouvoir suprême, ses rivaux dignes ou non de de lutter avec lui ont succombé dans leur entreprise dont le but n’était que l’éternel « ôte toi que je m’y mette ! ». Qu’en résultera-t-il ? 1° Quelques audacieux n’existeront plus. 2° Bolivar averti du danger se gardera mieux. 3° La force de celui-ci s’augmente de tout ce que perd le parti qu’il avait à craindre. Somme totale, Bolivar se trouve mieux assis. Il était confiant, généreux, il sera prudent, peut être sévère. Il dédaignait le soin de sa popularité, il va songer à se faire des créatures. Il n’aspirait pas encore au pouvoir absolu, le voilà forcé de s’en saisir et de s’en servir pour le conserver. La masse des soldats lui est restée fidèle. J’ai parcouru avec curiosité la liste des conspirateurs. On a mal compris une phrase qui disait que des hommes du plus haut rang de la ville avaient pris part à cette affaire. Il est évident que pas un seul nom distingué de la capitale n’y est compromis [...] Padilla déjà condamné à mourir depuis un an comme perturbateur public ennemi déclaré du gouvernement est l’homme d’un parti noir dont les ramifications ne s’éloignent pas du bord de mer ; il est sans influence dans l’intérieur, inconnu dans les assemblées délibérantes. Bolivar était dans le fond du Pérou à 900 lieues de distance, quand le général Montilla gouverneur de Carthagène et Santander vice-président à Bogota sentaient déjà la nécessité de se délivrer de ce factieux dont la grossière ambition et la bravoure féroce inspiraient de justes inquiétudes. On attendait que l’occasion d’ailleurs, tout finit avec lui. Les gens de son espèce n’ont pas de lignée ni d’attenances. Santander, officier général sans gloire militaire n’a point de crédit dans l’armée. Nommé vice-président en l’absence et par la protection spéciale de Bolivar, il s’est montré laborieux assez capable dans l’administration civile, mais ses manières sont peu attirantes, il est honteusement avare. Si pendant le long exercice de l’autorité suprême, on ne peut pas dire qu’il a pris de l’argent, il est certain qu’il en a reçu et qui plus est qu’il ne sait pas le faire valoir. Elevé à la première place de l’état, il a eu l’ingratitude et la faiblesse d’être jaloux de son chef en tant que supérieur à lui et par-dessus tout son bienfaiteur. Vous verrez qu’il aura manqué d’énergie dans la conspiration car il est impossible que Santander soutienne face à face le regard de Bolivar. S’il est fusillé, sa mort ne laissera point de vide, la voix universelle l’accusera d’avoir mérité son sort. Ovando, Guerra, Silva tous les autres qui complètent la liste des 26 sont au-dessous du médiocre. J’ai passé trois ans à Bogota : j’y ai vu tout ce qui était visible. Je connais à peine leurs noms, ils sont étrangers à la capitale. Dans cette échauffourée, il n’y a que 3 ou 4 assassins ayant un grade militaire et une brigade ou détachement de 50 soldats ivres entrainés par leurs chefs immédiats. Mais les généraux Urdanetta, Cordova, Velez, Paris, Soublette ont accouru sans hésiter auprès de Bolivar. Le Dr Castillo, le Dr Restrepo, l’archevêque Caicedo, l’ancien marquis de St George, Lozano qui sont de véritables puissances locales de sont à l’instant identifiés à Bolivar ,c'est-à-dire toute la classe éclairée et riche […] Paez dans le pays de Caracas, Montilla dans le département de Carthagène, Urdaneta dans celui de Sulia où est la ville de Maracaybo, Cordova toujours prêt à monter à cheval et à tirer son sabre au moindre geste de Bolivar, Sucre qui ne manquera pas d’arriver au bruit du danger, c’est toute l’armée. Tels sont les appuis connus et certains du Président Libérateur auxquels n’oublions pas d’ajouter le dévouement intéressé de la colonie anglaise et en général de tous les étrangers […] La disparition de Bolivar laisserait la Colombie livrée à elle-même sans la rendre plus docile à la voix de l’Espagne ou moins intraitable pour elle. De tout temps les armées peuvent être battues, jamais les populations ignorantes décidément insurgées. Les poignards nous ont fait plus de mal dans la péninsule que les baïonnettes. En Amérique, c’est pire. Le climat, la nature et l’étendue du pays sont des obstacles invincibles s’il faut les combattre suivant les règles accoutumées de la guerre. L’Espagne a consommé 20 000 vieux soldats dans les solitudes de la Colombie où les Paez, les Sucres, les Montilla et Bolivar lui-même n’étaient que des partisans sans discipline, sans ressources organisées. Le farouche Morillo fut chassé de la misérable ile de Ste Marguerite par des pécheurs, quelques contrebandiers et des femmes furieuses. Il eut beau s’emparer de toutes les capitales, dresser partout les échafauds et les buchers, les anciens soldats de la guerre de 1808, les inquisiteurs rétablis sous la protection de la force armée, les bourreaux sans cesse occupés à décimer la population, tout fut inutile. L’insurrection n’avait pas de foyer, elle était générale sur une étendue de 86 mille lieues carrées. Tous les germes de cette insurrection existent encore. La vue, le nom seul des Espagnols la ferait renaitre sur chaque point avec la même violence […]