Lot n° 91
Sélection Bibliorare

SARTRE (Jean-Paul) — Agrégé de philosophie. Écrivain, dramaturge et philosophe français. Personnalité majeure de la vie intellectuelle française dans les années 60. L.A.S. « JP Sartre » à « Ma chère petite Merveille »

Estimation : 1500 - 2000 €
Description
[Wanda Kosakiewicz]. S.l. [Paris], s.d. [Mars – Août 1938]. 7 pages in-4. 2 pp. sur papier à en-tête de la brasserie « Le Dôme » à Montparnasse et 1 p. avec en-tête du « Café des Mousquetaires ».
TRÈS IMPORTANTE ET LONGUE LETTRE D'AVANT-GUERRE À SON AMANTE : SARTRE ÉVOQUE L'ÉCRIVAIN AMERICAIN DOS PASSOS LONGUEMENT (un article de Sartre sur Dos Passos avait été publié dans la NRF en février 1938], HEMINGWAY, SES AMIS STEPHA, DE ROULET ET POUPETTE [la sœur de Simone de Beauvoir], L'ANSCHLUSS, L'ULTIMATUM DE L'ALLEMAGNE À LA LITUANIE… SON FUTUR MARIAGE AVEC WANDA
…Sartre commence sa lettre en exprimant un sentiment de nervosité contre Lionel de Roulet [futur époux d'Hélène de Beauvoir, la sœur cadette de Simone] : …Je vous écris, voilà mon seul moment agréable d'ici quatre heures de l'après-midi. Il y a du sombre en perspective : De Roulet qu'on vient de radiographier a authentiquement le mal de Pott ; Poupette [Hélène de Beauvoir] est venue le dire au Castor hier, les yeux gonflés de larmes (...). Nous sommes bien surpris le Castor et moi de cet acharnement qu'a De Roulet à célébrer ces malheurs avec pompe. Il ne me viendrait pas à l'idée de faire ainsi des invitations à me voir crever. Je sais bien que si je devais crever, j'aurais d'abord une violente envie de vous voir et je ferais tout pour cela. Mais je pense que je ne vous dirais pas que je vais crever, pour pouvoir une dernière fois vous voir comme si de rien n'était. Tandis que là, on va tous être paralysé et dans le glacial (...). Et puis le Castor râle disant : « ces gens sont des apparences. Que Lionel veuille vous voir ça se comprend. Mais pourquoi moi, qu'il n'aime pas, qui ne l'aime pas, sinon par une volonté à vide de pompe funèbre ? ». De toute façon nous le plaquerons tôt. Mais laissons cela... Pour ce qui est de la guerre, et bien elle a été menaçante pendant deux ou trois jours et puis maintenant c'est un peu moins immédiat. Entre autres sujets de souci je me demandais ce que vous deviendriez si je partais, puisque je n'aurais plus d'argent (sauf 2 sous par jour : on ne me paye plus mon traitement) et j'ai décidé de vous épouser rapidement, si cela devait se produire, de façon que vous touchiez à Paris l'allocation de 1 000 francs (à peu près) qu'on verse aux femmes de fonctionnaires. Je me renseignerai. Naturellement nous n'en dirions rien ni à vos parents ni aux miens et divorcerions en douceur après la guerre. Mais tout cela n'est que pour vous rassurer et vous persuader que de toute façon je m'arrangerai pour qu'au mois d'octobre votre prison s'ouvre. Pour ce qui est des causes de la « tension internationale » comme disent les journaux, ça m'emmerde un peu comme bien vous penser de vous en écrire ici des tartines mais je vous ferai un exposé complet de la chose depuis le traité de Versailles jusqu'à l'Anschluss, le 2 mars à Rouen ; ça prendra une petite heure creuse ici ou là… Puis, il fait une longue digression sur Dos Passos, l'auteur de Manhattan Transfer : …je ne sais presque rien sur John Dos Passos. Vous allez trouver que, dans ce cas, je suis bien imprudent, outrecuidant et bien léger d'écrire un article sur lui. C'est que vous n'être pas au courant des mœurs littéraires : ça se fait. Et puis j'avais des petits trucs à dire sur son livre. Sur son livre mais pas sur lui. J'ai fini mon article par les mots (vous l'ai-je dit ?) « Je tiens Dos Passos pour le plus grand écrivain de notre temps » et si ce mec est poli, il m'enverra un petit mot pour me dire « merci » et je vous donnerai ce petit mot pour que vous voyiez comment il écrit. Voici tout de même quelques petites choses : d'abord je pense que c'est un Américain Espagnol (mais vous vous en seriez doutée toute seule). Ensuite je pense que, bien que socialiste, c'est plutôt un intellectuel petit-bourgeois d'origine : il me parait certain qu'il a été dans les meilleures universités américaines et je le soupçonne de s'être occupé d'art pur - genre surréaliste ou autre quand il était jeune - et je ne sais trop comment il est devenu socialiste. Peut-être est ce venu de la guerre. Il a sûrement fait la guerre en France et en a été profondément marqué : finalement presque tout ce qu'il a écrit (Three Soldiers - 42th Parallell, 1919) raconte ce qui s'est passé à New York et en France pendant la guerre. Il a même fait un petit livre qui s'appelle Initiation d'un homme et qui raconte je crois sa propre histoire pendant la guerre, ses dégoûts, ses peurs au front, ses noces à l'arrière et pour finir son écœurement profond. C'est donc, vous le voyez, exactement le genre de type après-guerre, c'est-à-dire ceux pour qui la guerre fut une initiation, ceux pour qui elle compta et qui ont pu dire « après ». Ni vous ni moi ne sommes de ces gens là parce que la guerre n'a pas compté pour nous. Vous ne l'avez pas vécue - moi si, mais j'étais môme et naturellement je dirais que je « détestais les Boches » parce que j'étais salaud. Mais j'ai commencé de vivre après et je m'en foutais. Pour ces gens si plaisants et dégoûtés de 1919-1925 dont je vous parlais (entre autres dadaïstes et surréalistes) ce sont des après-guerre. Je pense vous comprenez qu'on ne peut pas vivre une guerre sans en être marqué jusqu'aux moelles, à moins d'être le dernier des ignobles. Maintenant la période d'après-guerre est finie, un nouvel « avant-guerre » commence et Dos Passos est déjà légèrement du passé [Sartre s'était intéressé aux auteurs US, Faulkner et Dos Passos] (…) Mais la vraie raison de l'antipathie de Stepha [amie de Beauvoir] c'est qu'il y avait avec elle à Madrid un écrivain américain plus jeune (ferme) que Dos Passos, Hemingway, qui en dit pis que pendre. C'est un type qui a du talent et qui a l'air sympathique, toujours saoul et menteur comme un arracheur de dents. Il habitait un hôtel dans la région la plus souvent bombardée et son plus grand plaisir les nuits d'alerte était daller écouter aux portes pour entendre les soupirs de peur et de plaisir des couples dérangés dans leurs étreintes et partagés entre la terreur et le désir de continuer à faire l'amour. Je vous livre le fait pour ce qu'il vaut... À propos de sympathique, si on parlait un peu de vous, petite merveille ? Savez vous que vous êtes fameusement sympathique ? J'aimerais savoir si vous êtes bien aise en dedans et un peu vaine. Il le faut. Pour moi je peux enfin penser à vous, que j'aime tant, comme à quelqu'un qui n'aura pas un destin (c'est à dire quelque chose qui se fait sans qu'on y soit pour rien) mais une vie [Sartre s'opposera au Déterminisme]. Vous me faites encore plus émouvante et précieuse mais moins fragile et je vous sens toute proche de moi. Tant que j'étais sans lettre de vous, j'étais morose et je croyais que c'était à cause de la guerre. Mais dès que votre lettre m'est parvenue, j'ai vu le monde en rose. Et chaque fois qu'on apprenait quelque chose de plus déplaisant et de plus sombre (la défaite des Espagnols, qui est une infecte saloperie ou les menaces allemandes ou l'ultimatum de la Pologne à la Lituanie) j'accusais le coup un moment mais je pouvais m'en distraire quand je voulais en pensant à vous, comme à quelqu'un de patient et d'obstiné à se faire une vie humaine. Je vous aime. Je suis tellement heureux que vous ne soyiez (sic) pas seulement toute gracieuse et charmante, avec un bonheur immérité dans les pensées, mais aussi morale et prête à conquérir des terres sur vous même, comme les Hollandais conquièrent des terres cultivables sur la mer. Les charmantes et précieuses petites terres qui vont sortir de l'Océan. Il faut m'envoyer tous les dessins et croquis [Wanda prenait des cours de dessin], même ceux dont vous n'êtes pas trop contente, je les emporterai chez Poupette et vous les renverrai bientôt. Je vais vous acheter un livre formidable : La Métamorphose de Kafka (avez vous lu le Procès ? Aviez vous aimé ?). Je vous apporterai le tout à Rouen. Je vous dis tout de suite que vous avez un train pour Rouen à 10 heures 23 du matin, qui arrive à midi. Moi je ne pourrai être à Rouen qu'à 13 heures, les trains ne collent pas et je m'excuse de ne pas arriver le premier. Il faut m'écrire si vous avez besoin de sou pour venir et je vous enverrai 100 francs. Adieu, Wanda des Merveilles,… Simone et Hélène de BEAUVOIR : L'une blonde, l'autre brune. L'une peintre, l'autre écrivain ; l'une sage, l'autre rebelle. Malgré leurs différences, Hélène et Simone de Beauvoir sont unies par un amour indéfectible que ni le temps ni les divergences esthétiques ou politiques ne parviendront à entamer. Alors que Simone obtient l'agrégation de philosophie et rencontre Jean-Paul Sartre, Hélène réalise sa première exposition de peinture sous le regard de Picasso. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, les deux sœurs sont séparées. Hélène épouse à Lisbonne l'un des élèves de Sartre, Lionel de Roulet, défenseur actif de la France libre, et réalise une première série de tableaux sur la vie quotidienne au Portugal. Restée en France pendant l'Occupation, Simone publie son premier roman, L'Invitée.
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