Lot n° 94

SARTRE (Jean-Paul) — Né à Paris. 1905-1980. Agrégé de philosophie. Écrivain, dramaturge et philosophe français. Personnalité majeure de la vie intellectuelle française dans les années 60. L.A.S.

Estimation : 1500 - 2000 €
Description
« J.P. Sartre » à Marie Ville, Paris, 12 septembre 1937. 10 pages grand in-4 sur papier à en-tête du « Dôme – Café – Bar Américain – Tabac » à Montparnasse.
Très longue relation de son voyage en Grèce avec Simone de Beauvoir (le Castor) parsemée d'anecdotes cocasses.
Extraits :…Ça me fait un drôle d'effet de continuer cette lettre ici et sur ce papier, avec une plume française avare et fine au lieu d'écraser une grosse plume grecque lippue sur du papier rayé (je le haïssais, ce papier) et ça ma fait un drôle d'effet aussi d'entendre votre voix hier au téléphone un drôle d'effet bien émouvant… ...Je voudrais seulement savoir si vous m'avez aussi de temps en temps profondément haï parce que je traînais sur les routes de Grèce pendant que vous étiez au fond de votre puits. Je reprends le récit du voyage. Je le finirai dans cette lettre ou dans le prochaine (je ne suis pas encore rentré chez mes parents, je fais le fier à Montparnasse, tout fier d'être si brun parmi des navets, je vois Zuorro, j'envoie partout des coups de téléphone pour tâcher de réunir l'argent du voyage du Castor et de Hazackewer en Alsace……Vous savez donc que, vers le 25 août nous traînions à Athènes, puis que nous avons pris un bateau pour Salonique et que nous y sommes arrivés le 27 au matin. Nous avons eu une drôle de surprise en arrivant car de loin Salonique n'a pas du tout l'air dune ville couchée, comme les autres villes grecques, elle fait « ville debout », vous savez comme dit Céline en parlant de New-York, avec un quai tout bordé de gratte-ciel élancés. Entendez moi : des gratte-ciel à sept étages. Mais vous n'imaginez pas ce que ça peut faire après quarante jour de Pelopponèse et dans les Îles de voir ainsi, au bord de l'eau, des sept étages l'un sur l'autre… ...Nous avons débarqué dans cette ville qui faisait cruellement luxueuse pour deux sans le sous et je me suis installé à la terrasse d'un café pendant que le Castor cherchait un hôtel. Vous savez la combinaison : nous attendions de l'argent pour le premier septembre. Il s'agissait donc de prendre la pension dans un hôtel luxueux et de nous faire tout servir à l'hôtel qu'on ne paierait qu'à la fin du séjour. Mais le bon Castor ne revenait pas et au bout d'une heure j'étais sérieusement inquiet... Nous sommes descendus à Volo, ville sinistre. Il pleuvait, nous avons appris à la gare qu'il fallait sept heures pour arriver aux Météores. C'était trop long, nous aurions manqué le bateau du lendemain et n'aurions pu rentrer à Athènes que le cinq au matin. Nous sommes revenus sous la pluie, un peu désespérés dans le plus grec des cafés, un hall sinistre ou quelques grecs aux yeux vides avaient l'air d'attendre indéfiniment (un train ou une audience) le visage morose, jetés n'importe comment sur des chaises de cuisine mais restant dans les positions les plus incommodes par paresse de faire un mouvement et trouvant le moyen au fond de leur néant de garder une mine d'importance. Cette pluie, les visages taillés à coup de serpe et barrés de dures moustaches, cette grande salle d'attente, notre indécision : nous nous sommes sentis tout d'un coup au fond de la Grèce, avec des épaisseurs et des épaisseurs de Grèce par dessus la tête...
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