Lot n° 127
Sélection Bibliorare

LAFAYETTE, Gilbert du Motier, marquis de Lettre autographe à Louis Marie, vicomte de Noailles Au camp, Wagharough, 23 octobre 1780 4 pp. in-4 [en français]

Estimation : 25000 / 35000
Adjudication : Invendu
Description
PRISE DE CINQUANTE-QUATRE BÂTIMENTS ANGLAIS PAR “L’ARMÉE COMBINÉE" FRANCO-AMÉRICAINE. CONSIDÉRATIONS TACTIQUES DE LAFAYETTE : IL BLOQUE DES PASSAGES DANS LES MONTAGNES SURPLOMBANT L’HUDSON RIVER. THE FRENCH-AMERICAN “COMBINED ARMY" TAKES FIFTY-FOUR ENGLISH SHIPS. TACTICAL CONSIDERATIONS OF LAFAYETTE : HE BLOCKS SOME ROUTES IN THE MOUNTAINS OVER THE HUDSON RIVER Il n’y a pas d’instant, mon cher ami, où je ne maudisse la fatale étoile qui nous sépare. Etre tous deux dans l’Amérique Septentrionale, être destinés à coopérer contre la même armée, et cela sans pouvoir causer ensemble pendant deux heures. En vérité il y a de la sorcellerie dans ce malheur là. A Dieu ne plaise cependant que j’accuse nos alliés, les ministres français et espagnols, ni même M. de Guichen1 d’avoir agi comme des sorciers. La promenade de ce dernier me parait inconcevable ; il faut qu’il fasse un beau coup d’épée pour réparer ce qu’il n’a pas fait ici, et la manière dont les frégates courent après lui semble prouver que le voyage est entièrement de sa façon. Un peu de patience, beaucoup d’ennui, et après cela nous aurons la consolation de savoir contre qui jurer. Le général Clinton2 est resté à New York ; il parait qu’on peut faire monter les embarcations à trois ou quatre milles ; je ne crois pas les arrivants plus nombreux que quinze cent. J’attends ce soir quelques messieurs qui veulent bien se faire pendre par amitié pour moi, et je saurai plus parfaitement encore la situation des ennemis dont je te ferai part dans ma première lettre. Tu auras appris l’heureuse nouvelle du convoi anglais intercepté par notre flotte combinée. Je te prie de dire à M. de Rochambeau que les anglais en conviennent, du moins on nous l’assure ; ils disent seulement qu’au lieu de 54 bâtiments, ils n’en ont perdu que cinquante et un sur lesquels il n’y en avait que cinq chargés pour l’Inde. Nous pouvons, je crois, fort bien nous abonner à ce marché-là. J’espère que M. d’Estaing3 commandait, mais n’en ai aucune certitude. Notre armée, du moins la partie qui n’est pas à West Point, est campée près de cette chaîne de montagnes qui court dans une position à peu près parallèle à la Rivière du Nord. Vers notre gauche, on entre dans les montagnes par une gorge aisée à défendre en appuyant la droite à la Rivière de Pallaic et la gauche à l’escarpement de la Montagne. C’est en avant de cette gorge que toute ma division légère Elle couvra .était campéeit toute la gauche et une partie du front de l’armée. Mais si au lieu de prendre les routes de Paramus et Hakinsac l’ennemi venait par Nordrech, il trouverait sur notre droite deux gorges qui donnent également entrée dans nos montagnes. C’est là que je vais m’établir demain, du moins pour quelques temps. Dans tous les cas, de quelque côté que l’ennemi vienne, je dois marcher aux passages où je puis le combattre avec avantage, et les mouvements de l’armée se règleront sur les circonstances. Voilà, mon cher ami, quelle est notre position actuelle. J’ai des excuses à te faire d’avoir ouvert une lettre pour toi, mais elle m’est arrivée avec un paquet qui m’était adressé ; d’ailleurs cette lettre n’est pas fort intéressante pour les secrets qu’elle contient, elle est du chevalier du Buisson4 quant à la signature, car la diction et l’orthographe de la lettre prouvent qu’il ne l’a pas écrite. Tu trouveras par le style que son amour propre est content de son existence actuelle. Mais dans le fond il s’est battu comme un diable à côté du Baron de Kalb. Il avait dans l’armée un rang sans commandement ; on lui en a donné un dans l’État du Nord Caroline qui, quoique civil, a un beau nom ; il faut tâcher que ce compliment fait à sa bravoure et à la mémoire du Baron de Kalb puisse lui être utile en France où l’on ne fera pas tant de différence entre la milice et l’armée. Mais j’ai peur que le malheureux ne meure car il crache toujours le sang. Parle de lui à M. de Rochambeau et présente lui ses respects. J’espère, mon cher Vicomte, que nos maîtresses ne seront jamais assez exigeantes pour nous empêcher de faire un souper de filles, ni assezbêtes pour rompre une partie par obéissance. Si j’avais une maîtresse, mon sentiment serait en partie fondé sur la délicatesse ou fierté qu’elle montrerait à ne pas témoigner de jalousie, et sur la liberté que j’aurais de faire tout ce que je voudrais, même de la négliger, sans la trouver jamais exigeante. Cette maîtresse alors m’attacherait pour toujours, je le crois du moins ; si ce n’était plus par une passion violente au moins par l’attachement le plus tendre. Je n’aime pas les filles parce que la bêtise endort et l’impudence dégoûte ; mais tant qu’elles auront mes aimables amis pour amants, leur bon goût me raccommodera avec elles. Adieu, mille compliments à la société des soupers. J’embrasse Lauzun, Damas et Charlus qui peut lire cette lettre si elle l’intéresse. Dans trois ou quatre jours je t’écrirai encore. 1. L’amiral Luc Urbain du Bouëxic, comte de Guichen (1712-1790). 2. Le général Henry Clinton (1738-1795), commandant en chef des troupes britanniques. 3. L’amiral Charles Henri d’Estaing (1729-1794). 4. Charles-François, chevalier du Buisson des Aix (1752-1786), embarqua avec Lafayette, en 1777. Ils avaient servi ensemble dans le régiment des dragons de Noailles. Il fut aide de camp du général baron de Kalb durant la Guerre d’Indépendance. RÉFÉRENCES : Lettres inédites du général de Lafayette au vicomte de Noailles, Paris, 1924, p. 2" -- Lafayette in the Age of the American Revolution, Cornell University press, 1980, pp. 204 et 508
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