Description
(Devauchelle).
Importante correspondance, témoignage pathétique des trois dernières années de la vie du poète, à Augusta Bouvard, le « dernier amour ».
[Augusta Froustey, dite Bouvard (1836-1882), fille naturelle du Baron Poupart de Wilde, a rencontré Vigny en 1858 ; elle est alors préceptrice dans une famille russe. Un an plus tard, Vigny l’installera dans un meublé, près de chez lui, rue du Colisée ; elle vivra désormais de leçons particulières. Cette liaison dura jusqu’à la fin de la vie de Vigny, souffrant près de deux ans un terrible martyre de la « gastralgie » ou cancer gastrique qui devait l’emporter (« les lugubres lettres d’amour de Vigny vieillissant à une jeune institutrice », a écrit Francis Ambrière) : la dernière lettre, ici recueillie, est écrite moins d’un mois avant sa mort ; quelques jours auparavant, Vigny avait rédigé un codicille à son testament, léguant à Augusta (alors enceinte) une somme de 20.000 francs, « en témoignage de l’attachement particulier que je lui ai voué et de mon estime pour son caractère courageux, pour ses talents rares et sa vie laborieuse ». La plus grande partie des lettres de Vigny (38) à Augusta a été révélée par V.L. Saulnier en 1952, Lettres d’un dernier amour :
« Ces textes sont extrêmement émouvants, bouleversants parfois ; cruels témoignages sur l’agonie d’un grand poète ; jamais nous n’avons été si près de lui, dans l’intimité la plus humaine ». Une version très romancée de cette liaison a été donnée par Maurice Toesca, Un dernier amour, Alfred de Vigny et Augusta (Albin Michel, 1975), avec des fragments d’une douzaine de nouvelles lettres. Cette correspondance, selon Madeleine Ambrière, « permet de suivre un itinéraire fiévreux et pathétique d’amour et de mort », « la triste histoire, dans la nuit de la souffrance des dernières années, des amours encore mal connues avec Augusta Bouvard, sous le signe des illusions perdues ».]
* Jeudi à midi 12 septembre [1861] (8 pages). « Je ne souffre plus mais j’ai cruellement souffert. – Depuis Jeudi dernier, je ne pouvais plus rien manger un bouillon sans pain, une tasse de lait, tout était repoussé à l’instant par l’estomac. […]
J’ai toujours gardé le lit depuis huit jours. – La nuit et le jour il y a deux personnes à. mon chevet. Il m’est défendu de parler parce qu’il a suffi de dire un mot pour me faire autant de mal que si je mangeais. […] on ne me soutient absolument qu’avec du lait de chèvre. Ce sont les jolies petites chèvres du jardin Catelan qui m’envoient tous les jours leur lait avec beaucoup de bonté. Je n’ai plus cette affreuse douleur contre laquelle j’ai lutté dix-huit mois. Mais je ne reprends pas la force de sortir du lit ». Il s’inquiète de la sûreté de leur correspondance. « Il n’y a que le silence et la solitude absolue qui puissent en ce moment me conduire peu à peu à reprendre dans quelques jours, dit-on, la force de me lever et de supporter quelque nourriture. Me voilà comme les naufragés de la Méduse, pauvres affamés à qui l’on défendait de manger en arrivant au port parce qu’un morceau de pain les eût tués. J’ai été jusqu’au bout de mes forces »... Il engage Augusta à beaucoup travailler « pour oublier le chagrin que te fait mon absence et mon silence forcé. – Souviens-toi que c’est la seule peine qui te soit venue de moi et qu’elle est involontaire ». Il ne sait comment il lui fera parvenir cette lettre… « Je suis heureux de penser que tu as, près de toi, Héloïse. Tu peux à présent voir tout Paris avec elle, et avec Black. Elle peut jouir de ta liberté sans crainte de me rencontrer. Tu auras le temps de voir ta bonne Anna et de l’installer. – Tu es bonne comme un Ange pour elle ». Il ajoute, vendredi : « Toujours bien faible. Le lait des petites chèvres me plaît parce que je me souviens que tu les aimes. Mais je ne peux pas être assez vite rendu à la santé, je crois, par un régime si léger. On m’en donne 4 petites tasses par jour. C’est la seule boisson que je puisse garder sur l’estomac ». Ils pourraient utiliser Victoire pour leur correspondance, mais pas Antony [Deschamps] :
« Il est transparent pour tout le monde et connaît des personnes dangereuses pour toi qui as tant de craintes. Je sais bien ce que souffre ton bon petit cœur en ce moment, va, et j’en ai un chagrin qui augmente mes incompréhensibles douleurs. – Je n’ai vu personne aujourd’hui, je ne néglige rien pour reprendre assez de santé pour retourner vite à toi mon cher amour. »
* Lundi 23 septembre 1861 (10 pages). « Tu fais bien, mon pauvre petit Ange. Sois bonne, sois attentive avec tout le monde. Cultive et conserve toutes les amitiés. Les familles qui peuvent veiller sur toi me seront chères. […] Je veux que tu te portes bien et que tu aies dans ce monde tous les bonheurs qui me manquent, c’est beaucoup ». Il a eu la visite d’Antoni Deschamps et d’Adolphe Franck : « j’ai bien souffert des efforts inutiles que je faisais pour cacher cette crampe d’estomac qui m’est revenue et que je n’ai pu dissimuler. – Je ne puis voir qu’une personne à la fois et rarement.{CR}
Ma faiblesse est telle que je ne puis me tenir debout ». Il n’a rien pu manger depuis vingt jours : « Je ne croyais pas que l’on pût vivre aussi longtemps de lait de chèvre froid qui nous glace ». Il peut à nouveau « supporter le bouillon de poulet et de veau avec l’arow-root des enfans de deux ans. Les insomnies me fatiguent affreusement. Je ne puis m’endormir que vers 6 ou 7 heures du matin quand les bruits de Paris commencent et à force de lassitude. Mauvais somme plein de cauchemars et de noirs tableaux ». Mardi. Il explique qu’il ne peut manger des glaces : « C’est la glace pure que l’on fait fondre dans mon verre et qui seule empêche des vomissemens. […] Je suis forcé de m’interrompre à tout moment parce que ma vue a des éblouissemens bleus et rouges. – Tes lettres sont charmantes, mon petit Ange, et pleines de ton bon cœur et de ton aimable esprit ». Il espère, mais avec une pointe de jalousie, qu’Augusta peut jouir de sa liberté : « combien de fois, sortie dès le matin rentres-tu à 10 h 1/2 et onze heures du soir ? […]
Tu peux recevoir à présent tes amies Polonaises, sans craindre qu’elles me trouvent assis chez toi […] Je te sais bon gré de me dire les jours et des leçons et il me semble que je t’accompagne par la pensée dans tous ces petits voyages ». Il évoque l’installation par Augusta de sa vieille femme de chambre dans un hospice, mais lui conseille de limiter ses secours : « Il est de la nature même de ces maisons publiques d’épargner souvent, quand on voit des secours extérieurs arriver aux malades par des Dames protectrices. Plus on avance la main plus l’Hospice retire la sienne. Cela peut avoir pour la malade ce danger que si les voyages éloignent les personnes qui la soutiennent, le pli est pris de la réduire quelque peu. – Le Directeur m’a dit qu’elles n’avaient rien à apporter et tout à recevoir. Être là établie c’est recevoir un brevet de Longévité. […]
Et les doux visages paisibles et honnêtes des sœurs, leur sourire résigné sous un front si pur et si jeune, leur bonté qui jamais ne s’offense et ne se révolte de rien. – Oui, oui ce sont là les plus belles fleurs que le Catholicisme ait fait naître »… Il prie Augusta de ne pas épargner ses lettres : « ne les affranchis jamais. Les grandes enveloppes valent mieux que les autres parce qu’elles ne ressemblent pas à des lettres de femme ». Il a brûlé sa dernière lettre : « c’était trop triste et je t’aurais fait mal. Je veux bien souffrir tout ce que j’éprouve de cruel ; mais te le décrire est vraiment audessus des forces qui me restent. Depuis dix-huit mois je n’ai pas été un soir près de toi sans avoir un vague pressentiment d’une crise comme celle du 4 septembre. – Chez toi, dans tes bras, là au milieu des baisers et du bonheur. – Je ne cesse de penser à l’effroi que tu n’as pas eu pauvre cher petit Ange et c’est de cela que nous devons remercier la Destinée. Je baise ta bouche mille fois, mon Ange bien aimé. »
* Jeudi 3 octobre 1861 (4 pages). « Mais, mon Ange, dis-moi donc ce que deviennent mes lettres. J’espère que tu les as toutes à présent. Je t’ai écrit la nuit, toute la nuit, Samedi dimanche et Lundi, […] un volume entier […] Les malades, dans les longues insomnies, se souviennent de tout et pensent à tout ». Il rappelle qu’il est tombé malade le 4 septembre. Il tente d’arranger leur correspondance, soit « par l’arc de Triomphe et la Victoire », soit par Antoni Deschamps : « je vais le prier de passer chez moi pour quelque chose de particulier. – Je ne puis voir et ne vois personne. […] je suis encore trop faible pour une conversation prolongée avec deux personnes à la fois. Les insomnies m’accablent et des douleurs au côté. Mais en prenant tout goutte à goutte je puis espérer reprendre la force de manger, sans retomber dans ces horribles crampes d’estomac que tu sais et qu’il faut guérir à force de patience et de courage. On essaie de tout ce qui a la réputation d’être léger pour l’estomac et jusqu’à ce jour tout m’a été douloureux excepté l’arow-root, mais il me laisse une telle faiblesse qu’hier je n’ai pu traverser le salon sans une sorte de défaillance. Après un mois sans nourriture je pardonne cela à mon faible corps. Quant à mon âme elle ne perd rien, crois-moi, de sa force, de sa sérénité même à présent que je sais qu’il n’y a pas de grand péril. Elle ne perd rien non plus de sa constance à t’aimer et ne se tourmente que pour toi-même ». Il va la suivre par la pensée dans ses leçons, « puisque j’ai ce chagrin de ne pouvoir te voir et t’accompagner où tu vas. – Encore un baiser ici pour ce soir. »
* 17 mai [1862] (5 pages et demie). « Je n’ai jamais tant souffert que depuis trois semaines, mon amie chérie. – Je t’écris à 4 h du matin, réveillé par la douleur comme par un ressort invisible et silencieux qui jamais ne manque son heure (3 h 1/2) à quelque moment que je me couche. – L’insomnie et la faiblesse m’accablent. Je voudrais toujours t’écrire, mais l’effroi me prend de t’attrister et de te faire mal. Le découragement que je cherche à repousser monte sur moi comme la marée et m’inonde. Cela devient du Spleen. – On espérait me voir capable de reprendre quelques forces en mangeant mais le plus léger aliment ajouté à ma seule nourriture (le bouillon et une petite tasse de lait) me cause des douleurs si violentes qu’hier je me roulais sur le tapis. J’essaie de me lever dans le jour et je n’en ai pas la force, si ce n’est vers 3 h ou 4 h quelquefois et soutenu péniblement ». Il essaiera néanmoins de la voir passer, « mais je penserais avec peine que tu es là quand le temps n’est pas très beau. – On me dit aussi quelquefois qu’il pleut et qu’il fait chaud ou lourd ou froid, je n’en sais rien, je ne le sens presque pas tant l’autre douleur règne en moi et absorbe toute sensation ». Il la remercie de ses fleurs : « leur feuille verte m’a fait une fois sourire doucement. Le sourire m’est devenu bien étranger. – Le silence et la solitude seront mes seuls sauveurs et le régime de naufragé régulier et terrible de rigueur. – Je le suis avec résignation, mais je suis triste jusqu’à la mort, comme dit l’Evangile. – Vois mon ange, ce que c’est que la science humaine ! » Il rapporte la confidence du « plus savant des médecins » qui le soignent, désapprouvant les médicaments de ses confrères : « En consultation avec eux, il approuvait ou se taisait diplomatiquement ». Il évoque Londres, « la ville de charbon de terre et de brouillard aux murs de brique grise barbouillés d’encre et de boue. Fog and Smoke ont empoisonné tes amies, j’en suis bien aise »... Puis il parle de sa photographie par Adam-Salomon : « Le premier des hommes Adam et le plus sage des Rois : Salomon forment à eux deux un sculpteur admirable qui vient de m’envoyer plusieurs petites réductions de ton grand portrait de moi qui est son chef-d’œuvre. J’en ai réservé une pour toi, la voici. Il faut que tu les aies toutes trois. – Tu me diras celle que tu préfères et qui cause le mieux avec toi. – Je l’ai bien embrassée, celle-ci, avant de la laisser partir. – Elle est la meilleure, je crois, mais qui se juge soi-même ? — Sois mon juge avec ton cœur, toi, mon Augusta »… Lamartine est venu la veille pour le voir : « On venait de me remettre au lit avec un frisson violent, je n’ai pas pu lui parler ». Il arrête d’écrire : « Ma vue se trouble de zig-zag bleus et rouges. – Embrasse-moi – je vais éteindre mes bougies, mes compagnes de nuit. »
* Dimanche matin. – 24 août [1862] « jour de St Barthélemy martyr, comme moi » (2 pages). « J’ai été bien souffrant depuis mardi, chère ange et aujourd’hui il me faut rester au lit. – Le vautour de Prométhée m’a mordu si fort que je ne peux rien prendre qui ne me laisse de longues et constantes douleurs. – Depuis trois jours je n’ai rien rien mangé que des tasses de bouillon de poulet et du lait. – Il est bien injuste que je sois ainsi torturé n’est-ce pas ? J’espère que deux jours de prison encore suffiront à me remettre debout ». Il espère pouvoir aller la voir le lendemain « et présenter mes hommages à madame La Fauvette qui ne m’a pas seulement chanté un Allegro. Le médecin est venu hier soir et ce matin. – Il le fallait bien. – Je ne dois prendre absolument rien que du lait. C’est par trop pastoral mais je suis résigné à toutes les abstinences des moines. Cependant il me faudra autant de baisers que j’en désire en t’écrivant ceci. »
* Lundi [1er décembre 1862] (8 pages). « Jamais je n’ai souffert autant qu’à présent. Avant-hier soir et sans cause, à 10 h les mêmes accidens. Mais comment en être surpris au milieu de tant d’inquiétudes qui m’entourent et m’assiègent, des cris perçans que j’entends jour et nuit, qui me font sortir du lit à 4 h du matin et que rien ne peut calmer chez une malade [sa femme Lydia] dont la vue s’altère et dont en même temps les pieds sont atteints de douleurs inouïes ». Sa lettre a été interrompue « par une de mes crampes d’estomac les plus violentes. […]
Au milieu d’une tristesse si profonde, je t’en prie, ne te laisse pas entraîner à des propositions impossibles, comme celles que tu me répètes deux fois. Mon Dieu ! que tu les trouverais étranges, toi-même, si tu passais un moment dans cette maison désolée. – Des lectures ? – à qui ? à une personne qui ne peut rien écouter et dont le lit est entouré de gardes malade et de médecins. – C’est dans l’état de repos où elles sont possibles, et cet état n’existe jamais ici. – Et d’ailleurs, comment expliquer ta présence ici à ceux qui savent et à ceux qui seulement soupçonnent. – Quelle impossible et douloureuse diplomatie pour moi. – Dans aucun temps je n’en serais capable. – Hors de chez soi, oui, tout est possible, mais ainsi, l’on n’y peut seulement songer. C’est alors que tout serait pour toi sérieux et irréparable danger ». Il se désole de la fatigue et de l’ennui des courses d’Augusta dans Paris pour ses leçons : « Mais que peut un prisonnier très-malade et si écrasé que je suis ? » Lamennais et Chateaubriand aussi ont donné des leçons : « Après tout je vois là des conversations variées, du mouvement, des spectacles, la vie enfin. Et pour moi, depuis plus d’un an où est le bonheur, la consolation, le repos seulement ? Toujours souffrir sans sommeil, sans trève à présent ! Le miracle est que j’y aie survécu jusqu’à ce jour. […]
Tes dernières lettres me serrent le cœur. – Elles se ressentent du voisinage de certaines femmes. Quelques mots secs et amers s’en échappent brusquement. […]
Depuis l’origine de cette lente maladie, tout ce que le courage et la bonté peuvent inspirer je crois l’avoir fait. Qu’as-tu à me reprocher ? […]
La maladie nous bourdonne aux oreilles des sentences douloureuses. – J’en écoute toutes les nuits qui me font lever et marcher seul dans ma chambre. Un cri me fait tressaillir et passer dans l’appartement voisin. Sans en avoir la force, je vis comme un voyageur que la cloche du chemin de fer appelle et force de s’habiller à la hâte. – Et je cache ce que je souffre et vais souffrir dans ma chambre, comme lorsque je me sauvais de la tienne pour aller seul dans les Champs Elysées ». Puis il dit son mécontentement de la reprise du More de Venise au Théâtre Historique, par des « aventuriers » qui l’ont « trompé et contre leur intérêt même ; contre tout droit et toute convenance, m’ont caché les répétitions, la première représentation même et ont fait la distribution des rôles contre mes instructions ». Il a tenté de faire interdire les représentations, mais « ils ont continué, et j’ai cru même qu’ils profiteraient de cet escamotage pour plus longtemps, mais les huissiers les ont arrêtés à temps et, d’après ce que beaucoup de personnes disent, c’était une sorte de Carnaval de Venise plutôt qu’une tragédie. Tout y manquait, j’ai en cela accordé trop de confiance à des inconnus qui s’entendaient pour soustraire une suite de représentations, sur ces tréteaux qui vont être rasés et ne seront peut-être jamais reconstruits »... Il ajoute quelques lignes mardi soir, concluant : « Je souffre affreusement, j’attends mon médecin, et ne pourrai rien prendre même du lait à l’heure du dîner. J’ai des crampes bien violentes. »
* Lundi 3 février 1853 (1 page bordure deuil [Lydia de Vigny est morte le 22 décembre]) « Si Madame de St Aman [Augusta] veut venir mercredi soir vers 8 h 1/2 ou 9 hs elle trouvera seul un malade qui hier et avant-hier l’était plus douloureusement que jamais et aujourd’hui est abattu par une inexprimable faiblesse égale à la tristesse mortelle de son âme. »
* Mardi 11 février 1863 (1 page deuil). « J’ai été bien malade encore et saisi par une violente crise. Demain soir la petite marquise poudrée en verra les traces et je l’attends comme elle le désire. J’ai à peine de mon lit, la force de le lui écrire. »
* Dimanche 24 mai 1863 (4 pages deuil) [on verra que le ton a bien changé, et que Vigny voussoie maintenant Augusta]. « Je suis au lit, ma chère amie, j’y ai reçu votre dernière lettre au milieu de mes cruelles douleurs. – Elle est plus loyale que les autres. Son langage est moins empreint d’amertume, de chicanes extravagantes et de singuliers rôles distribués par vous autour de vous ». Si Augusta est souffrante et doit interrompre ses leçons, Vigny tâchera de l’aider, mais se montre blessé du mot de sacrifices dit par Augusta : « pendant ces deux ans de ponctualité tout a été sacrifice de ma part. Il ne m’est pas permis, il ne m’est pas possible de les rendre réguliers, et à peine pourrai-je quelquefois subvenir à quelque accident de votre vie ». Il lui conseille de se rapprocher de sa famille, et de se faire amicalement remplacer par ses amies institutrices. Il a des visites « soir et matin » de parents anglais et de sa famille française :
« Cette assiduité me touche mais quelquefois m’accable de lassitude. […]
Soyez moins amère pour ceux qui vous aiment et que vous méconnaissez, ma chère amie. Il faut savoir, dans ce triste monde, faire la part de toute chose. Ne pas se dire blessée des regrets et de la douleur bien légitime dont on est témoin. – Il faut comprendre tous les nœuds de convenances et les nécessités d’affaires par lesquels un homme est lié comme par les chaînes de Gulliver. C’est bien assez d’en souffrir, il ne faut pas attendre de lui que, sans y être obligé, il en rende compte. – C’est une plaisanterie froide et amère que de parler dans chaque lettre de sa jeunesse. Après 25 ans cela n’est plus convenable. – Cela semble à un reproche fait à d’autres de : ce que de plus que vous on en pourrait avoir. Adoucissez-vous, calmez-vous, soignez-vous et soyez sûre que je ferai tout ce que peut faire la plus sincère affection, au milieu des accablemens de souffrances et d’affaires cruelles »…
* 24 août 1863 (2 pages et demie deuil) [c’est la toute dernière lettre à Augusta ; Vigny meurt le 17 septembre]. « Il faut se résigner à ma prudence. Il le faut. Il faut me laisser faire et vivre en Trappiste quoique j’en souffre cruellement, mon amie. Mais il s’agit de vous. – Moi seul je peux mesurer la portée des calomnies, des médisances, des espionnages multipliés, perpétuels, nuit et jour que l’assiduité ne cesse de m’apporter. Moi seul je peux accomplir en silence ce que je veux faire pour satisfaire mon cœur. Vous-même n’en devez rien savoir. Seulement ne m’accusez jamais. Ne cessez pas d’accomplir votre carrière et d’exercer ce grand art que Confucius nomma le perfectionnement de soi-même et des autres. – L’Éducation et tout ce qui la rend accomplie est une chose presque sacrée. – J’aime à me représenter dans mon lit de supplice un nuage de petits Chérubins qui vous entoure les pieds et vous baise les mains, comme ceux de la Vierge de Morillo [Murillo]. Une seule chose me reste à reconquérir, c’est la force de me tenir debout et de marcher seul. Aucun des naufragés de la Méduse n’a souffert plus que moi excepté ceux qui ont mangé de l’Homme. Attendez donc avec courage amie toujours aussi chère et croyez en moi ». Il ajoute : « Vous avez raison de fermer vos oreilles et vos yeux à la voix et à l’aspect des méchans qui se lasseront de leurs inutiles manœuvres contre vous qui ne leur avez rien fait. »
Lettres d’un dernier amour (lettres v, vi, ix, xvii, xxiii, xxxii, xxxiii, xxxiv, xxxvii, xxxviii).{CR}