Lot n° 102

ANTOINE DE SAINT EXUPÉRY (1900-1944) - Réponse à un calomniateur : manuscrit autographe, abondamment raturé et corrigé. Vers 1941. 2 p. sur 2 f. in-4 (27 x 21 cm) de papier pelure ocre, encre bleue.

Estimation : 4 000 / 6 000 €
Adjudication : 4 550 €
Description
♦ Brouillon d’une réponse à un calomniateur accusant Saint Exupéry d’être un « agent naziste ».

« Mon cher ami, si je commence ainsi ma lettre ce n’est point seulement par routine. Je vous donnais ce titre, il y a déjà deux ou trois ans, et rien, dans l’ordre de nos rapports directs et personnels, n’a modifié, que je sache, nos relations. Aussi pourrais-je continuer de vous considérer comme mon ami par vitesse acquise, si l’on peut dire.
Pourtant si je ne conserve point le souvenir du moindre petit doute qui nous eut divisés, il est tant de déclarations faites par vous qui [me] reviennent aux oreilles que, si je n’étais bâti de façon très particulière, je [biffé :vous considérerais tout simplement comme un salaud] pourrais les considérer comme gratuitement injurieuses, et m’appuyer sur elles pour vous mépriser, peut-être à tort. Mais il se trouve que je me considère comme un homme et ne bâtis pas mes opinions, mes […] et mes jugements sur des accidents de langage, surtout s’ils sont rapportés par des tiers, fussent-ils innombrables.

Les problèmes qui se posent aux hommes de 1941 sont inextricablement enchevêtrés. La vérité ne présente pas un visage simple. Et ceux qui soutiennent les points de vue les plus divergents peuvent la servir tous à la fois. Vous êtes entré dans un système pour lequel vous combattez. Et certes vous avez raison. Mais en même temps qu’est indispensable la victoire de l’Angleterre il est indispensable aussi que cette victoire ne s’appuie pas d’abord sur la disparition de notre race car alors, pour moi, elle est vaine. Et ceux qui se préoccupent de cette face du drame ont également raison. Je ne vous le reproche point de ne pas la considérer : j’estime qu’il faut diviser les actions. Celui qui dans une société, remplit l’office de geôlier n’a pas à se préoccuper de l’état mental du condamné, et celui qui remplit l’office de psychiatre n’a pas à se préoccuper de sa position juridique. Le ridicule commence quand le geôlier reproche au psychiatre de lui soustraire un condamné ou lorsque le psychiatre reproche au geôlier de châtier un irresponsable.

Chacun remplissait d’abord sa fonction. La vérité s’appuie toujours sur la nécessité de contradictions apparentes. Car si l’on poussait à bout votre raisonnement, le suicide général, au jour convenu à l’avance, de tous les Français de France, servirait la cause de l’Angleterre.

Et je vous avoue ne point comprendre ce point de vue qui est le seul, à ma connaissance, à nous diviser, car lorsque vous me reprochez si éloquemment d’être agent naziste (ce qui est risible : relisez-moi et lisez, quand il paraîtra, mon prochain livre [Pilote de guerre], estimant que l’action d’un livre qui touche des centaines de milliers d’hommes est plus représentative qu’une conversation mal interprétée qui en touche vingt cinq) vous ne pouvez faire allusion qu’à mon point de vue bien définitif sur le ravitaillement des enfants français. »

Cette très belle lettre n’est pas sans rappeler celle à Jules Roy (Œuvres complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 335-338).

▬ PROVENANCE :
• Vente anonyme à Paris, le 16 mai 2012, lot 390.

Quelques pliures et petites déchirures marginales.
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