Lot n° 240

VOLTAIRE (1694-1778). L.A.S. « Voltaire », Cirey par Vassy en Champagne 9 novembre 1736, à Jean-Jacques DORTOUS DE MAIRAN ; 4 pages in-4 (légères piqures).

Estimation : 10 000 - 15 000 €
Adjudication : 24 700 €
Description
Très belle et longue lettre scientifique sur les forces motrices et sur l’optique, illustrée d’un croquis.
[Jean-Jacques DORTOUS DE MAIRAN (1678-1771), mathématicien, astronome et physicien, publiera en 1741 une Dissertation sur l’estimation et la mesure des forces motrices, et débattra avec Émilie du Châtelet sur la question des forces vives.]

En quittant Paris pour Cirey, il a chargé le jeune de La Mare de rendre à Mairan son « memoire Sur les forces motrices que vous aviez eu la bonté de me preter » ; il ne sait si ce jeune homme a fait « la petite infidelité de le garder pour s’instruire, mais cest un tresor qui nest pas à son usage ». Le gémoètre et mathématicen Henri PITOT (1695-1771) n’avait pas lu ce mémoire : « sur quoi je conclus que dans votre academie [des Sciences], il arrive quelquefois la meme chose qu’aux assemblées des comediens. Chacun ne songe qu’à son role, et la piece n’en est pas mieux jouée. J’avois encor demandé à Mr Pitot, s’il croyoit que la quantité du mouvement fut le produit de la masse par le quarré des vitesses. Il m’avoit assuré qu’il etoit de ce sentiment, et que les raisons de Mrs LEIBNITS et BERNOULLI luy avoient paru convaincantes. Mais apeine fuje arrivé à Cirey, qu’il m’écrivit qu’il venoit de lire enfin votre memoire, qu’il etoit converti, que vous luy aviez ouvert les yeux, que votre dissertation etoit un chef d’œuvre. Pour moy Monsieur je n’avois point à changer de party ; il n’étoit pas question de me convertir, mais de m’aprendre mon catechisme.

Quel plaisir Monsieur d’étudier sous un maître tel que vous ! J’ay trop tardé à vous remercier des lumieres et du plaisir que je vous dois. Avec quelle netteté vous exposez les raisons de vos adversaires vous les mettez dans toute leur force pour ne leur laisser aucune ressource, lorsqu’ensuitte vous les detruisez. Vous demelez toutes les idées, vous les rangez chacune à sa place, vous faites voir clairement le malentendu qu’il y avoit à dire qu’il faut quatre fois plus de force pour porter un fardau quatre lieues que pr une lieue, etc. J’admire comme vous distinguez les mouvements accelerez qui sont comme le quarré des vitesses et des temps, d’avec les forces qui ne sont qu’en raison des vitesses et des temps.

Quand vous avez fait voir par le choc des corps mous et des corps à ressort (articles 22, 23, 24) que la force est toujours en raison de la simple vitesse, on croiroit que vous pouvez vous passer d’autres raisons, et vous en aportez une foule d’autres. Le numero vingt huit, etc. est sans replique. Je serois bien curieux de voir ce que peuvent repondre à ces preuves si claires les Volfs, les Bernoulli, et les Mushenbroeks ».
Il parle alors « d’une difficulté d’un autre genre qui m’occupe depuis quelques jours. Il s’agit d’une experience contraire aux premiers fondements de la catoptrique. Ce fondement est qu’on doit voir l’objet au point de concours du cathete, et du rayon reflechi. Cependant il y a bien des ocasions où cette regle fondamentale se trouve fausse ». Voltaire dessine alors un croquis, qu’il commente : « Dans ce cas cy par exemple je devrois par les regles voir l’objet A au point de concours D. Cependant je le vois en L.K.I.h.g. successivement à mesure que je recule mon œil du miroir concave jusqu’à ce qu’enfin mon œil soit placé en un point où je ne vois plus rien du tout. Cela ne prouve t’il pas manifestement que nous ne connoissons point, que nous n’apercevons point les distances par le moyen des angles qui se forment dans nos yeux ? Je vois souvent l’objet tres pres et tres gros, quoyque l’angle soit tres petit. Il paroit donc que la teorie de la vision n’est pas encor assez aprofondie ». Il demande l’avis de Mairan…

Il ajoute :
« Madame la Marquise du Chastelet qui est digne de vous lire (et c’est beaucoup) trouve qu’il n’y a personne qui soit plus fait pour faire gouter la vérité que vous. Elle m’ordonne de vous assurer de son estime et de vous faire ses compliments »…

Correspondance (Pléiade), t. I, p. 868.
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