Lot n° 528

STENDHAL (1783-1842). L.A., Lundi [11 juin 1804], à sa sœur Pauline BEYLE à Grenoble ; 4 pages in-4 avec adresse sur la 4e page (légères rousseurs).

Estimation : 4 000 - 5 000 €
Adjudication : 4 940 €
Description
► Belle lettre sur l’homme du monde, l’homme aimable et la finesse.

« Nous jugeons tous les autres semblables à nous-mêmes. Rien de plus faux si c’est une personne à sentiment qui parle. Une jeune fille passionnée s’imagine confusément que les passions gouvernent tout le monde, tandis que sur 100 personnes il y en a 88 qui n’ont d’autre passion que la Vanité (l’orgueil sur les petites choses).

Le langage du monde est trompeur. On fait semblant de céder à un sentiment, on ne cède en effet qu’à l’intérêt plus ou moins bien calculé, et on joue la comédie plus ou moins bien.
Dans ce qu’on appelle la bonne compagnie il y a moins d’hypocrisie. Cela vient je crois de ce que tout le monde y a lu J.Jaque [ROUSSEAU], Helvétius, Sénèque &a Duclos &a &a et qu’on a reconnu que plusieurs de leurs principes sont vrais. FONTENELLE l’homme qui a le plus affilé de finesse, et son disciple MARIVAUX, qui vaut mieux que lui, ont contribué à chasser l’hipocrisie de mœurs de la bonne compagnie.

L’homme qui se jette dans le monde, renonce à vivre pour lui, il ne peut plus exister que pour les autres, mais aussi les autres n’existent que pour lui.

Par exemple un homme à la mode aujourd’hui (prairial XII) se lève à 10 h. passe une redingotte va au bain, de là déjeuner. Il revient, prend des bottes et un habit mi-usé va passer son tems jusqu’à 3h ½ à faire des visites non pour affaires, mais pour parler avec ceux qu’il rencontre de quoi ? il n’en sait rien lui-même en sortant. Il jase de ce dont on jase. À 4 h. il rentre va dîner revient, s’habille va au spectacle de 7 à 9 ½ , sort après la 1re pièce, met des culottes de peau, des bas de soye, un triple jabot et va aux thés jusqu’à minuit une heure. Restant où il s’amuse, filant dès que ce qui l’environne l’ennuie. Mais il ménage toujours la vanité passion universelle, même en filant par ennui il a l’air de se faire violence. Quand ses soirées l’ennuie [sic] il va à 11 h à Frascati jardin où l’on prend des glaces et où il ne se trouve presque que des gens du bon ton. Il y a peut-être dans ce grand Paris 1000 jeunes gens élégans. Ils se connaissent tous de vue et encore plus à la tournure. Le sot peut bien avec 25 louis se bien vétir, mais en le voyant 50 pas devant moi et par derrière je dirai :
Cet homme là n’est pas du monde.
Il y aurait 50 pages à dire là dessus.

Comment reconnaître la bonne compagnie me diras-tu ? toutes se nomment ainsi. À l’art avec lequel on y ménage la vanité. Plus une société a l’air d’être composée d’amis qui se chérissent à l’adoration, qui sont très spirituels et qui sont les gens les plus modestes du monde plus elle est du bon ton.
Au fond ils ne s’aiment ni ne se haïssent pour la pluspart, ils sont assez bonnes gens et ont une vanité poussée à l’extrême, c’est-à-dire qui s’offense et qui se réjouit des plus petites choses du monde, mais ils ne laissent jamais paraitre aucun sentiment affligeant. Celui qui s’afflige en public (aux yeux du monde) est un sot ou un homme plein d’orgueil. S’il croit qu’on prend part à ses chagrins c’est un sot, s’il se croit assez important pour vous en faire affliger c’est un orgueilleux.

On ne peut pas décrire dans une lettre ce que c’est qu’un homme aimable, il faut les voir plusieurs ensemble pour les juger. Car un hom. aim. seul se laisse entraîner à vouloir primer et ainsi tombe dans la plus grande faute possible, il offense la vanité de tous ceux qui sont présens. D’abord de tous les hommes qu’il efface, ensuite de toutes les femmes auxquelles il ne s’adresse pas.

On peut dire plus facilement ce que ne doit pas être l’homme aimable.
La société se perfectionne chaque jour parce qu’on apprend à s’amuser davantage. Un homme aimable de Louis XIV, Lauzun, Matha, le Chev. de Grammont &a qui ont laissé une si grande réputation seraient des gens du dernier pesant aujourdhuy avec leurs complimens longs d’une aune.
Les gens aimables d’aujourdhuy auraient sans doute le même défaut dans 100 ans, s’ils se réveillaient comme Epiménide.
La science du monde est si difficile par cette raison on n’en peut rien apprendre dans les livres, au contraire plus on lit plus on se gate. Il faut raisonner juste et alors 6 mois d’usage et de bons conseils forment. Il y a cependant un livre qui est utile parce qu’il est un modèle de conversation, LA BRUYÈRE.
Adieu, ma chère Petite, je voulais écrire 4 phrases pour la lettre de demain je me suis laissé entraîner. Tâche, chaque jour de comprendre mes lettres; voilà qui te distraira ».
Elle trouvera d’ailleurs dans la société de Mlles Mallin « un modèle qui vaudra mieux que toutes mes paperasses », et Mlle Pascal « brillerait encore chez M. de Luchésini, chez Me Récamier »…
On dit que l’Empereur a fait grâce à Polignac, « condamné à mort et au gal Moreau ».
Il ajoute : « Tu me demandes qu’est-ce que la finesse ? C’est l’habitude d’employer des termes qui laissent beaucoup à deviner et tellement à deviner qu’un provincial qui arriverait ni comprendrait rien du tout, ou peut-être le contraire de ce qu’on veut dire ».

Correspondance générale, t. I, p. 146 (n° 80).
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