Lot n° 76
Sélection Bibliorare

André BRETON & Philippe SOUPAULT. Champs magnétiques. Sans lieu [Paris], 1919.

Estimation : 100 000 - 150 000 €
Adjudication : 117 000 €
Description

Manuscrit autographe à deux mains, in-8 de 1 couverture, 8 titres et 60 feuillets, conservé dans un portefeuille à rabats de chagrin aubergine, boîte recouverte à l'intérieur de chagrin avec titre, couvercle surmonté d'une sculpture par Jean Benoît figurant une tête humaine que dépècent des monstres grimaçants (35 x 50 x 35 cm).

L'oeuvre inaugurale du mouvement surréaliste: exceptionnel manuscrit autographe à deux mains, le seul en mains privées.

De cet acte de naissance du mouvement surréaliste, conçu pour la majeure partie au printemps 1919 avant l'orientation du groupe Littérature vers le mouvement Dada, il existe deux manuscrits, tous deux incomplets. Un premier jet a été acquis en 1983 par la Bibliothèque nationale de France. Le présent manuscrit est une mise au net réalisée en vue de l'impression, principalement par Breton: sur les 60 feuillets autographes, 38 sont de sa main, tout comme la numérotation, la couverture et les titres. Cette répartition ne correspond pas à celle du manuscrit de premier jet, des parties attribuées à Breton étant rédigées par Soupault et inversement.

Il porte 49 corrections ainsi que des remarques d'ordre typographique au crayon bleu ou rouge.
Le poème Au téléphone, du dernier chapitre de l'écriture de Philippe Soupault, a été rayé. Comme le premier manuscrit, il renferme six sur les huit chapitres initialement projetés. Si La Glace sans tain se trouve annoncé sur une page de titre, il ne fait aucune mention de Ne bougeons plus, ajouté sur épreuves. Le titre originel du sixième chapitre, Les Marchands de quatre saisons, a été biffé et remplacé par Les Gants blancs, de la main de Soupault. (Le titre définitivement retenu sera Gants blancs.)

La dédicace à Jacques Vaché figurant en fin de volume dans la version imprimée est placée ici sur la page de titre de La Glace sans tain.

Marguerite Bonnet, qui a eu accès à ce manuscrit pour établir l'édition de la Pléiade, relève des variantes entre les deux manuscrits, dont les plus importantes se trouvent dans le chapitre du Pagure, enrichi ici de deux nouveaux textes (Au seuil des tours et Les Masques et la chaleur colorée). Dans le même temps, il a été amputé des poèmes Les Autres et Les Pluies. Les parties rédigées par Soupault sont d'une écriture encore hâtive, comportant des fautes corrigées au crayon.Ces variantes correspondent pour l'essentiel à des allègements opérés par Breton. “Dans «En 80 jours » sont enlevés, ici un élément trop descriptif, là une notation fallacieusement explicative, ailleurs un détail oiseux qui entraînait la répétition d'un terme. Au début de «Gants blancs », plusieurs lignes sont coupées; elles rappelaient assez directement, par le thème de l'hostilité du monde, le début de «La Glace sans tain ». Les larges suppressions intervenues dans «Barrières » sont parfois le fait commun des deux scripteurs. [...] En général les coupures visent principalement à plus de sobriété. D'autres retouches témoignent d'un instinct stylistique sûr”

(Breton, OEuvres complètes I, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, pp. 1142-1143).
Le manuscrit porte ainsi les marques d'un méticuleux remodelage stylistique, à rebours des principes de l'automatisme revendiqué.
“L'écriture automatique apparaît donc dès ses premières manifestations comme une expérience ambivalente: parole pulsionnelle, elle reste en même temps surveillée, cet irrésistible contrôle intervenant à des moments et à des degrés divers. C'est dire que l'automatisme est un objectif que le poète se propose sans jamais pouvoir l'atteindre totalement dans la durée, et que, contrairement à une autre idée reçue, Breton n'a jamais sacralisé cette technique, tout en appuyant sur elle l'élan de son écriture poétique” (ibid., p. 1144).

Le manuscrit a figuré à l'exposition Dada du Musée national d'Art moderne de 1967, comme en témoigne le bon de retour conservé par le collectionneur René Rasmussen.
Le manuscrit est préservé dans une saisissante “reliure sculpture” originale de Jean Benoît exécutée au début des années 1970 pour René Rasmussen: manière de memento mori surréaliste.
Annie Le Brun a rendu hommage aux sculptures de l'artiste surréaliste, notamment à ses emboîtages, dans le catalogue qu'elle lui consacra en 1996: “Toute cette rumeur de couleurs de parfums, d'images, de formes dont nous entourons inconsciemment les textes qui nous importent, Jean Benoît nous la rend visible mais aussi tangible avec les sculptures emboîtages qu'il a réalisées pour les rares livres dont il se sent redevable. [...] Ainsi, il n'est aucun emboîtage de Jean Benoît qui ne semble né de pareille cristallisation soudaine où les images sont assez fortes pour précipiter toute la matière en rempart autour de la fragilité de la pensée. Et l'orage magnétique des présences hallucinées, impitoyablement humaines, innocemment inhumaines, dont il a fait les gardiens hantés des Champs magnétiques d'André Breton et de Philippe Soupault, est un de ces précipités devant lesquels l'espace cède la place pour laisser voir à nu, à vif, les membranes du désir, les artères de la passion et les nerfs arborescents de la pensée s'éloignant d'elle-même” ( Jean Benoît, Galerie 1900-2000, 1996).

Originaire du Québec, Jean Benoît s'installa à Paris en 1947. Il rallia le mouvement surréaliste en 1959. André Breton le distingua en 1965 comme l'un des dix créateurs les plus authentiques des vingt dernières années. Il se fi t notamment remarquer par l'exécution du testament du marquis de Sade en 1950 au cours duquel il se marqua au fer rouge.

On joint trois photographies en couleurs réalisées lors de l'exécution de l'emboîtage, ainsi qu'un mode d'emploi autographe de l'artiste illustré d'un croquis original sur une feuille A4.
René Rasmussen (1912-1979) fut un des principaux marchands d'art premier, notamment des Dogons. Picasso et les Surréalistes fréquentèrent régulièrement sa galerie parisienne. Collectionneur d'art, il était également bibliophile et possédait, entre autres, de nombreuses oeuvres d'André Breton, dont ce manuscrit des Champs magnétiques pour lequel il fi t exécuter ce spectaculaire écrin.

Provenance : René Rasmussen (cat. Succession René Rasmussen I, 1979, nº 89).- Daniel Filipacchi.

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