Lot n° 63

COCTEAU JEAN

Estimation : 15 000 - 20 000 EUR
Adjudication : Invendu
Description
32 L.A.S. «Jean» (ou étoile) ou L.A., dont deux avec dessin, et 16 télégrammes, 1932-1948, à Natalie PALEY; 54 pages formats divers (la plupart in-4), 4 lettres au crayon, 8 enveloppes (au nom de Madame Lucien Lelong ou Mme N. Desbordes) (quelques pages fendues aux plis ou effrangées, une lettre déchirée).
Étonnante et belle correspondance amoureuse, marquée par les sortilèges de l'opium et une mystérieuse fausse couche.
Une folle et intense passion unit quelque temps (du printemps à l'automne 1932) le poète à la belle princesse russe Natalie PALEY (1905- 1981), petite-fille d'Alexandre II, fille du grand-duc Paul Alexandrovitch et de la princesse Olga Paley. Elle était l'épouse du couturier Lucien Lelong, mais surtout son égérie et mannequin vedette, lorsqu'elle rencontra Cocteau, lors de la projection du Sang d'un poète. Elle fut immédiatement conquise par l'esprit et le charme du poète, et
Cocteau vit en elle la femme qu'il attendait, et qui pourrait lui donner un enfant. Ces lettres d'amour, qui semblent inédites, forment la seule correspondance vraiment amoureuse écrite par Cocteau à une femme, bien qu'il eût au même moment dans sa vie le jeune Jean
Desbordes. Elles montrent un Cocteau violemment épris, impatient, inquiet et tourmenté. Nous ne pouvons en donner ici qu'un aperçu.
16 juin 1932 9 rue Vignon. Après une scène: «je paye des paroles saintes tombées dans des oreilles immondes [...] Sac he que je ne doute - que je ne douterai jamais de toi quoiqu'on me/te dise ou que tu fasses. Si par malheur atroce je me trompe [...] fais-moi reporter
Petit-Crû [le chien]. Je te renverrai la bague et je mourrai. Sac he que si tu me donnes un signe de toi ou ta merveilleuse présence, jamais personne au monde ne s'en doutera [...] C'est un nouvel homme qui parle - un mort, dans le sens “bienheureux”. J'ai agi comme dans un monde surhumain. Je sais maintenant que les humains ne méritent que des mensonges». Il ajoute en bas de la lettre: «Brûle».
En juillet, il part avec Jean DESBORDES dans le Midi, d'où il inonde
Natalie de télégrammes quasi-quotidiens et de lettres tendres: «Nous avons découvert un endroit sublime dans les pins et nous pouvons prendre le soleil tout nus, sauf Petit à cause collier. Penser à toi dans cette ivresse de soleil est une volupté bien grande. Je t'adore chaque minute depuis des siècles et pour toujours»... «Ma Natalie bien aimée, je sais que tu aimerais cette vie simple et merveilleuse.
Je sais que tu aimerais nos voyages et nos promenades quand le soir tombe. Avec Jeanjean je parle de toi [...] le reste du temps je me parle de toi et je rêve d'une vie que ta sagesse et ta bonté retarde afin de la rendre plus solide et plus profonde. Pardonne moi mes impatiences grossières et nos “scènes”. Je ne peux imaginer ta petite figure grave et ton silence et nos marches de long en large sans avoir honte»... Les lettres sont parfois désespérées: «j'ai trop mal pour me taire. Je suis une pauvre brute imbécile qui te parle à genoux»; il en vient à souhaiter «de gâcher l'ordre éternel, de déranger la langue des astres, de tuer le miracle, de blasphémer le nom de Dieu et le mystère de l'amour - de compter pour rien celui dont la race et la ligne droite se perpétuent à travers une femme choisie entre to utes.
Je n'ose pas continuer».... 26 juillet: «J'ai eu 2 jours de tunnel noir et terrible, un malaise vague, un désespoir sans bornes [...] Tes lettres je dors en les mettant sur moi, sur mon coeur, sur mes genoux pointus et là où l'ombre souffre de t'attendre. Triste, triste, triste»... Il raconte les «scènes abominables» entre Bébé (Christian BÉRARD) et Boris KOCHNO...
Tamaris. «Je t'aime avec une dureté terrible, avec cette “dureté” qui fait dire à Goethe - “Je t'aime, est-ce que cela te regarde ?” [...] Je travaille. Je termine un poème commencé avec ma typhoïde. Je projette d'écrire l'histoire de mon film»... - «Mon ange, ma petit fille adorée [...] Tu as raison - tu as toujours raison. Il faut attendre et ta promesse de ne pas me faire attendre plus de deux mois me donne un courage énorme»... Il cite un amusant poème sur Petit-Crû («Je suis un petit rat phoque»...), donne des nouvelles du «drame Bébé-Boris»,
Emilio Terry, Jean-Michel Frank... Il dessine son autoportrait, montrant la forme des chemises qu'il demande à Natalie de lui acheter, avec explications... Saint-Mandrier: il cherche là une maison «entre ces maisons admirables qui bordent le port», que Charles de NOAILLES est prêt à lui donner, maison qui «sera un symbole. Le symbole de mon attente de toi», et qui abritera leur amour; mais il ne voudrait pas qu'elle gronde Jeanjean [Desbordes]... - Sur une carte avec son portrait photographique: «Mon amour, mon bel ange, ma petite bouche carrée, ma tête qui vole - ta lettre ôte le vilain charme qui s'amassait entre nous. Je te retrouve, je te serre de toutes mes forces et je te lèche comme Petit Cru [...] Ne parlons plus que d'amour. Je frotte la photo de ma merveille contre ma poitrine [...] Charles et
Marilor sont émerveillés par notre port»... - Il parle de Marie-Laure de Noailles et de Giorgio. Les Noailles «possèdent le génie sous sa forme la plus rare, la plus haute, la plus subversive: le génie du coeur»... - Il gronde sa «bouche carrée», et l'attend avec confiance; il évoque POUCHKINE «pestant et trépignant contre les iladikiladikiladi (joli mot russe) Je suis un imbécile. Aimer c'est croire et te croire même si c'est incroyable»; il lui demande pardon et embrasse ses «chers genoux pointus (sic) [dessin des genoux] et j'attends que ton sourire me sauve ou me coupe la tête»... - Amusante lettre écrite dans les marges et au dos d'une couverture de roman-photo, Dans les bars de Toulon: «Je comprends ce que la bêtise contagieuse de notre milieu empêche de comprendre [...] Notre chance de bonheur, notre calme, notre force, ma confiance viennent de ces difficultés sans nombre de ces détours, de ces embûches et méandres sans lesquels un bonheur, une oeuvre n'offrent qu'un charme officiel. GIDE a sa gloire trop vite. VALÉRY n'a pas su/pu attendre. [...] Si ton malaise augmente, si tu perds le titi jusqu'au crime, pense à la pauvre figure de ton Jean»...
Belle évocation de Tristan et Iseult: «Derrière les tours bien closes,
Iseult la Blonde languit aussi, plus malheureuse encore: car, parmi ces étrangers qui l'épient, il lui faut tout le jour feindre la joie et le rire; et, la nuit, étendue aux côtés du roi Marc, il lui faut dompter, immobile, l'agitation de ses membres et les tressauts de la fièvre.[...]
Je suis changé de fo nd en co mble - ce que tu ne pouvais pas croire de moi jadis je te demande de le croire maintenant avec la même foi qui me mêle à ta personne comme les anneaux de la bague»....
Les commérages, les bruits qui courent et la jalousie de Marie- Laure de Noailles font fuir Natalie en Suisse, et Cocteau s'inquiète: «N'était-il pas naturel que je m'effraye - moi dont le rêve sur la terre est d'avoir un fils de toi - lorsque je t'entends parler de crimes contre ce Dieu que tu invoques aujourd'hui et contre ce mystère dont tu parles et que tu voulais détruire»; il souffre atrocement: «Je te conjure de ne pas me tuer [...] Moi qui me crèverais les yeux, qui me couperais la langue pour toi. Comment peux-tu mettre en balance des potins mondains ?»... Dans une autre lettre, il se fait plus précis: «Un enfant dont j'adore t'entendre parler maintenant comme d'un mystère entre le ciel et nous - rappelle-toi que, la semaine avant ce départ atroce - tu en parlais comme d'une chose immonde, une chose à redouter et à supprimer coûte que coûte, une chose sans valeur - qui t'appartenait du reste et en m'appartenait pas»...En août, arrivent les reproches: «Jamais tu ne me parles de l'essentiel - notre pacte d'amour - et tu escamotes les détails de ta grossesse. Était-elle nerveuse ? - fausse couche ? - as-tu agi ? [...] mon amour s'inquiète atrocement»... Les BOURDET organisent un grand bal costumé dans leur villa de Tamaris, où il n'a guère le coeur d'aller: Jean-Michel
FRANK «va venir en Polaire-Claudine (sic) [...] C'est lugubre. À 6 heures, COLETTE le maquille à St-Tropez. Pauvre Colette - peut-on ainsi gâcher, bafouer ses souvenirs. Il est vrai que les souvenirs de Willy sont d'un ordre que rien de sacré ne protège»...
Il travaille à la Machine infernale: «Hygiène productif. J'ai fait mon acte III et commencerai ce soir mon Épilogue [...] Sans Boris Bébé est adorable, couche ici, travaille à mes décors [...] Si tu étais avec nous ce serait le Paradis terrestre ou céleste [...] Le pauvre J. Michel
Frank est devenu exhibitionniste»... - «Je suis seul - Délivré - un peu “trop léger” après avoir fini fini jusqu'à la dernière ligne de l'Épilogue
- mon seul rêve serait que cet énorme calvaire d'OEdipe te plaise et que je puisse te le lire d'un coup sans avoir trop envie de le lâcher, de t'embrasser, de te prendre dans mes bras et de “partir” loin du théâtre. [...] Je t'aime chaque jour davantage et mieux». Il a décoré la chambre blanche avec «tes gants, tes profils, tes bagues, et la merveille des merveilles, ma Natalie petite»...
Octobre. Au dos d'une carte d'invitation de Maxim's pour le «Souper 1900», il parle à «Mon ange d'Este» (elle séjourne à l'hôtel Villa d'Este sur le lac de Côme) de la maladie de son chien Petit Crû, dont il lui raconte ensuite les derniers jours... Mais il est repris par ses activités: «L'Allemagne veut monter ma pièce tout de suite - ou 2 actes et la Voix Humaine. [...] Coco [CHANEL] nous demande de rentrer daredare et de lui organiser la séance de présentation des bijoux»; il ajoute, un peu désabusé: «Je t'adore. C'est une force invincible. Si tu m'aimes - autre force invincible - c'est inutile et ridicule de prévoir.
Nos étoiles se chargent de tout et ne veulent pas qu'on se mêle de leur travail. J'ai CONFIANCE. Ma pièce est belle - copiée, mise au net. Là aussi, je ne prémédite rien. Je fais la planche. Je laisse les étoiles tranquilles»...
À l'automne, la rupture semble consommée et la correspondance s'espace, mais reste tendre et amicale.
Février 1933: il a fait la lecture de la pièce de Jean Desbordes [La Mue], et a travaillé toute la nuit à la corriger; il s'inquiète de la santé de Natalie et l'embrasse «comme en songe». Août 1934: il est en Suisse avec Marie-Laure de Noailles et les Markévitch. Il laisse paraître ses regrets «chaque jour je pleure en cachette notre chance ruinée.
Je devrais dire “ma chance”. Laisse-moi croire que ce rêve n'était pas un rêve que je faisais seul et qu'il t'arrive d'embrasser la photo de ton poète comme j'embrasse la tienne qui ne me quitte jamais dans mes chambres d'exil»...
[Paris fin 1946], au sujet de L'Aigle à deux têtes, et de l'adaptation anglaise par Ronald Duncan qu'il juge «très inexacte. L'essence reste, mais évaporée. Feuillère et Jeannot y remportent de véritables triomphes»... 9 juillet 1947: il la remercie de sa visite à Milly qui «a laissé ton éclairage dans la maison et je l'aime de t'avoir plu. [...] Je tourne Ruy Blas. A chaque prise je me demande si elle te plairait.
Mes ondes circulent entre Paris et New-York et t'enveloppent»... 15 janvier [1949]: son meilleur souvenir de New-York est leur «déjeuner ensemble et nos rues bras dessus bras dessous. [...] Dans l'avion du retour j'ai écrit une énorme “Lettre aux américains”. Je me demande s'ils la liront et l'admettront»... Milly 2 janvier 1951: il espérait la voir à New York, mais il a été obligé d'annuler son voyage à cause d'une otite. Il demande des nouvelles de son mari [Natalie avait épousé
Jack Wilson en 1937] et leur souhaite «un peu d'équilibre dans le déséquilibre universel»...
Ces lettres sont aussi le reflet vivant de cette société 1930, très mondaine, avide de sensations nouvelles, d'audaces et d'extravagance; Natalie et Cocteau s'adonnent ensemble aux vapeurs de l'opium et fréquentent les premières. Ils y côtoient le groupe des Ballets Russes,
Diaghilev, Serge Lifar, Christian Bérard, Boris Kochno, Jean-Michel
Frank, les mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles, Édouard
Bourdet, Igor Markevitch et bien d'autres, que Cocteau retrouve dans le Midi...
Provenance: vente 4 décembre 1991; puis collection Paul-Louis
WEILLER (8 avril 2011, n° 609).
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